« L’agonisant » de Hedia Bensahli, un roman sur la résistance par l’art
Chez Hedia Bensahli, ce qu’il est convenu d’appeler « l’art et la manière », se rencontrent dans une formidable communion. Très fluide, son écriture est à la fois exigeante, élégante, recherchée, parfois acerbe, en tout cas complexe, mais non dénuée d’humour. Native de la ville de Ténès, elle est diplômée d’un Master en littérature et d’un DEA en didactologie des langues et des cultures (Sorbonne-Paris III). Mais c’est dans la littérature qu’elle s’est révélée. Après son roman, Orages, qualifié de « roman choc » par l’écrivaine Meissa Bey à sa sortie et qui a été récompensé par le Prix Yamina Mechakra, Hedia Bensahli revient cette année avec un autre roman dans un tout autre registre, encore plus original et plus poignant : L’agonisant.
Quand l’étau des interrogations enserre son esprit, il n’y a que les bras de Louisa pour le défaire de son mal de vivre, et Egon Schiele, un peintre viennois, pour lui ouvrir l’espace de la réflexion.
L’agonisant s’ouvre une scène lugubre. L’univers est sombre et glaçant. Des chuchotements et des mouvements étranges ponctuent l’atmosphère angoissante de la pièce. Hamid, personnage-clef du roman, est plongé dans une semi obscurité. Des versets coraniques psalmodiés par une voix étrange et étrangère rythme ses tentatives de soulever les paupières. C’est peut-être la fin d’un homme ; ou est-ce la fin d’un temps ? Allongé dans son lit, Hamid se remémore, dans un ultime délire, sa folle jeunesse. Tout commence par sa fugue avec Louisa, devenue sa femme, et l’aubergiste Boudjamaa qui, sans s’en rendre compte, les initie à l’art et ses mystères. Inspiré et animé par une audace singulière, Hamid, révolté contre les insidieuses moralités de son entourage, lance des cercles d’échanges pour déconstruire ce qu’il appelle « les discours moralisateurs construits sur la base d’argument d’autorité qui rigidifie les esprits, les rendent monolithiques. » Quand l’étau des interrogations enserre son esprit, il n’y a que les bras de Louisa pour le défaire de son mal de vivre, et Egon Schiele, un peintre viennois, pour lui ouvrir l’espace de la réflexion. Il découvre l’expressionisme et entretient un rapport complexe avec un tableau : Wally. Cette œuvre, reproduite par son ami Malek, obsède Hamid, elle « le trouble, le bouleverse, tel un commencement, telle une ébauche de vérité. » Pris par la magie et la puissance qui s’en dégagent, il s’accroche à l’idée que seul l’art peut sortir son monde des miasmes de la déliquescence. Il défend opiniâtrement la force artistique qui, au-delà des formes, perce l’âme humaine pour en extraire les compartiments pourris. Wally le fascine parce qu’elle représente « (…) tout ce que le sexe a d’outrancier, de scandaleux. C’est son animalité qui plaît à Hamid, la rébellion qui dérange les conventions et la morale bien huilée (…) Wally, avec sa nonchalante chemise rouge, est l’incarnation de la putain désavouée qui sommeille en chacun de nous ! » C’est ce que martèle Hamid pour exprimer la vision de l’art que lui inspire Schiele à travers Wally.
En plus d’être une réflexion sans concessions sur les conservatismes et les autoritarismes qui paralysent les sociétés inféodées à la pensée unique, les stérilisent en rendant de plus en plus impossible leur reprise de contrôle sur elles-mêmes, L’agonisant est un roman sur l’art et son potentiel révolutionnaire.
Hamid, obsédé par la nécessaire rupture avec l’ordre sclérosé pour l’instauration d’un nouveau monde où la société ne trouverait son accomplissement que dans son implacable rencontre avec elle-même, par le biais de l’art, il décide, avec quelques-uns de ses amis, de lancer un cercle pour parler de la peinture et, surtout, en cerner sa dimension révolutionnaire afin de permettre à ses concitoyens de se voir dans leur extrême réalité, leur insupportable nudité, et comprendre que rompre avec le monde de l’abdication dans lequel il vivent n’est plus un choix mais une vitale nécessité. Le projet qu’initie Hamid est ses amis prend la forme d’une association : « L’éveil de l’Agonisant ». Au premier rendez-vous des artistes qu’il réunit, l’optimisme et l’espoir se font rares. Mais, après quelques déceptions et beaucoup d’acharnement, il réussit à réunir quelques « marginaux de la pensée unique » autour d’une vision commune, fondamentalement inspirée de l’art subversif d’Egon Schiele. Mais à peine commencent-t-ils à réfléchir sur les voies à emprunter, leur projet étant mal perçu, rencontre plusieurs écueils : une chape de plomb s’abat sur eux. Ils résistent tant bien que mal.
En plus d’être une réflexion sans concessions sur les conservatismes et les autoritarismes qui paralysent les sociétés inféodées à la pensée unique, les stérilisent en rendant de plus en plus impossible leur reprise de contrôle sur elles-mêmes, L’agonisant est un roman sur l’art et son potentiel révolutionnaire. Cette écriture dépasse largement le cadre de l’Algérie. Elle est à prendre dans l’absolu. En effet, avec une trame foudroyante, tissée avec des mots souvent nus et parfois insolents, ce roman traîne littéralement le lecteur dans « sa merde » pour lui en faire sentir la putridité.
Dans une langue soumise aux caprices des situations et des coups de théâtre, Hedia Bensahli virevolte dans un entrecroisement des amours de Hamid : celui d’une femme qui le suivra en enfer et qui écrira ses pensées, celui des arts qui éduquent et celui d’un artiste qui lui prête sa muse Wally : Egon Schiele.
Les personnages de Hedia Bensahli dans L’agonisant ont des personnalités diverses et remplissent plusieurs fonctions : en plus d’être des actants influents dans la trame narrative, ils incarnent différentes visions en rapport direct avec la réalité de la société algérienne majoritairement lobotomisée par une éducation souvent au rabais conçue comme un projet de société. En effet, le groupe d’amis dans le roman représente pour son entourage la marginalisation, la délinquance. Il est par exemple perçu comme étant (entre autres) une cellule en train de faire sombrer la jeunesse dans le radicalisme antireligieux : « C’est quoi ça ? Vous ne savez même pas dessinez ! Vous déformez l’image parfaite que Dieu a créée, vous êtes dans le haram, » leur lance-t-on avec mépris. Une belle confrontation entre l’idéologique et l’artistique que nous peint Hedia Bensahli. Cette opposition qui a longtemps été à l’origine de plusieurs fléaux politiques meurtriers, se voit prendre une place prépondérante dans L’agonisant ; elle nous présente dans une fresque sociologique sublime l’influence dangereuse des extrémismes sur l’émancipation des nations et des sociétés et le combat menée par les arts et la culture. Axé sur l’art et son apport pour fructifier l’esprit critique, L’agonisant de Hedia Bensahli nous susurre dans l’oreille ce que disait Marie Jean Antoine : « Toute société qui n’est pas éclairée par des philosophes est trompée par des charlatans. »
Dans une langue soumise aux caprices des situations et des coups de théâtre, Hedia Bensahli virevolte dans un entrecroisement des amours de Hamid : celui d’une femme qui le suivra en enfer et qui écrira ses pensées, celui des arts qui éduquent et celui d’un artiste qui lui prête sa muse Wally : Egon Schiele. « L’odeur corporelle de Louisa, qu’il peut identifier entre mille, lui parvient enfin aux narines. Comme un subtil baume des champs, comme une peinture naïve, totalement débarrassée des vils artifices de l’hypocrisie et de l’imposture, » lit-on dans ce sens.
L’agonisant est un roman dont la trame éparpille le lecteur entre attente et espoir, l’introduit dans une écriture circulaire telle que l’on peine à imaginer la chute malgré son annonce implicite. À travers la figure de « l’agonisant », ce n’est pas Hamid qui agonise, c’est plutôt l’art qui se bat pour exister. L’agonisant de Hedia Bensahli est la parfaite expansion de ce que disait l’illustre peintre algérien Mohammed Issiakhem : « Un pays sans artistes est un pays mort… J’espère que nous sommes vivants… Que nous sommes vivants ! »
Hedia Bensahli, L’agonisant, Algérie, Éditions Frantz Fanon, 2020. Roman. Prix public TTC: 700 DA / 15€.