« L’année des chiens » de Sadek Aissat : écrire l’Algérie à partir de ses guerres
Beaucoup plus connu pour ses chroniques, le romancier algérien Sadek Aissat a publié trois romans d’une qualité littéraire incontestable, une œuvre qui s’aventure dans les tréfonds insoupçonnables de l’âme humaine, qui explore ses profondeurs abyssales en intimant au lecteur l’ordre de le suivre dans ses mille et une péripéties. Sadek Aissat est un écrivain qui, en écrivant, « fend la mer gelée » en lui et qui nous aide, en le lisant, à fendre « la mer gelée » en nous.
Au commencement était « le quartier »
Né à Réghaia en 1953, c’est à El Harrach, un quartier populaire de la banlieue d’Alger, qu’il a vraiment vécu. Il fait des études de sociologie du travail à Alger avant de commencer à travailler comme journaliste à Algérie Actualités. Par la suite, successivement chroniqueur dans le quotidien Le Matin où il animait sa célèbre chronique « Café mort », collaborateur à Révolution et l’Humanité, il publie chez Anne Carrière en France ces deux premiers romans ; L’Année des chiens(1995) et La cité du précipice(1998). Son troisième et dernier roman, Je fais comme fait dans la mer le nageur, a été publié en coédition avec Barzakh en Algérie et les éditions de l’Aube en France. Il est décède en exil le 06 janvier 2005.
Dans son premier roman, L’année des chiens, sans verser dans le témoignage rapide et le récit de l’événement, Sadek Aissat met en scène des personnages meurtris par une Histoire assassine, sans état d’âme. Le roman, théâtre des événements les plus marquants qu’a vécus l’Algérie contemporaine, est celui du silence, du temps ravageur et des éternités douloureuses. La guerre de libération, octobre 88, la décennie noire et les exils multiples sont les différents lieux à travers lesquels se manifestent les souffrances et les blessures des personnages aissatiens. « Comment ne pas se perdre dans les dates, les exils, les famines, les épidémies et les malheurs ? » s’interroge en effet le narrateur. L’auteur met en avant les « Algéries » des petites gens, celles des cités populaires, des quartiers pauvres, « des parias » comme il aimait les nommer. Mais le centre de gravité de son écriture reste son quartier à partir duquel il va vers des ailleurs plus prometteurs. « Notre quartier était presque une ville. Tout y relever de cette banalité familière qui finit ^par corrompre le regard et les sens. Seul signe distinctif peut-être, l’oued gras et indolent qui charriait sa puanteur comme la mauvais e haleine d’une quelconque malédiction. Mais nous l’assumions contre les autres ; il était notre fierté, le témoin silencieux d’un drame muet, » écrit-il.
L’année des chiens : d’une blessure à l’autre
Evitant de tomber dans le piège séduisant du procès d’intention, ou du procès tout court, l’auteur de Sadek Aissat prend ses distances vis-à-vis des événements et se fait force de peindre les vies intérieures de ses personnages. Les expériences vécues, les blessures héritées d’un autre âge, les malheurs et les tragédies des uns et des autres sont le matériau de cet artiste incompris, comme la plus part de ses personnages. L’année des chiens est un roman dont les espaces et les temps varient comme les fragments d’un souvenir hésitant. Le lecteur est mis à contribution, il ne doit pas se soucier d’une chronologie quelconque, mais accepter de faire le voyage d’une mémoire « hoqueteuse, ânonnante ». Pour Sadek Aissat, « seule reste intacte sa faculté de s’alarmer promptement dans un mouvement de panique dont le seul effet est de l’enrayer, comme une arme passablement rouillée.» Cette aptitude à s‘alarmer, évocatrice d’un éveil sensoriel, sensuel et sentimentale d’une foudroyante intensité traverse toute son œuvre. « Un livre, c’est fait de deux choses essentielles : talent et authenticité. Il y a des livres pleins de talent, ça reste de jolis livres. Il y a des livres où l’auteur sort ses tripes, ça reste de la triperie. Sadek, c’était autre chose : un écrivain authentique, de ceux qui portent tout un monde en eux et vous plongent presque physiquement dedans. Il allait jusqu’au bout de sa nuit », dit de lui le monumental François Maspero dans une interview qu’il a donnée à El Watan en 2010.
L’année des chiens commence par une blessure, un frère métamorphosé par le pouvoir d’une lointaine magie noire en justicier divin, et se termine par une autre blessure, celle de mourir en étranger, dans une terre lointaine, portant le lourd fardeau de son exil. De plus, Sadek Aissat relate les événements d’octobre 88 de l’intérieur, une rupture intra-muros dans l’histoire intime des gens : « L’Année des chiens commença avec le début de l’été. On peut dire aujourd’hui que le cycle de la guerre s’ouvrit cette année-là. La guerre vint se tapir dans un coin du trou que chacun de nous portait dans sa tête comme une lucarne ouverte aux courants d’air. Zone d’ombre, zone de turbulences durables où naissait cette envie de mourir dans laquelle tout le monde s’engonça comme dans la chaleur réconfortante du manteau de la fatalité ». Il décrit ces événements meurtriers vus par un jeune narrateur, pris de court devant le rythme effréné de cette « guerre des 5 jours ». Le récit est structuré en va-et-vient, entre le passé et le présent, entre les guerres algériennes et les exils des Algériens, les nostalgies rêveuses et les identités meurtrières. Le récit est au cœur des ruptures, celles de l’histoire algérienne, et parfois de sa géographie. De la décennie noire, il ne retient que les blessures des uns et des autres, sans vouloir dédouaner ou justifier des actes quelconques. Il préfère plonger dans l’océan sombre des souffrances intérieures, antérieures. « Au cours des guerres, il est des moments où s’assourdit le vacarme. Seules alors des résonnances lointaines nous atteignent : nos douleurs communes. Plus on a pleuré, et plus on a le courage d’être cruel, » écrit-il à juste titre.
L’humain malgré tout
L’année des chiens n’est pourtant pas un tableau de souffrances et de blessures. L’auteur dépeint des personnages qui luttent contre tous les maux mais qui, à travers les trêves que leurs offrent leurs luttes quotidiennes, ils essaient d’honorer l’humain qui est en eux. Convaincus de la valeur suprême de la vie humaine, ils n’abdiquent jamais et tentent de rétablir l’humanité comme principe absolu, en dépit de leurs désespoirs. « Debout ! Ramasse ce qui te reste de désespoir et remets-toi sur tes pieds ! » C’est là une manière très aissatienne de relever le défi de vivre envers et contre tout, envers et contre tous.
L’année des chiens prouve que l’acte de lecture, tout comme l’acte d’écriture, est une catharsis en soi, une pratique libératrice des maux qui rongent l’homme de l’intérieur. En écrivant ce livre, pourtant son premier, Sadek Aissat s’est affirmé comme écrivain à la fois exigeant et authentique, ce qui suscitera l’admiration d’un des plus grands monstre de la littérature : François Maspero. « Chez les Russes, Boulgakov ou Grossman, chez les Allemands Gunter Grass, chez les Américains Dos Passos, etc. Mais je le relierais surtout à une certaine tradition italienne qui a su partir d’un point géographique particulier pour le dépasser en englobant tout ce qu’il y a de partagé dans l’histoire des hommes : même si les styles sont totalement différents. Je pense à Cesare Pavese, à Leonardo Sciascia, à Elsa Morante ou même à Primo Levi dans ses œuvres de fiction. Il me semble que c’est cela qui était en construction dans l’œuvre que Sadek n’a pas eu le temps de poursuivre », dit de lui l’auteur de L’Honneur de Saint-Arnaud,
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