On aurait dit un vrai don du ciel

Le premier stand à gauche en entrant au marché couvert, côté avenue du Maréchal Foch, était tenu par Âmmi Naïmi, un homme doux, gentil, tout en bonhomie. Une voix intérieure qui lui voulait du bien me suppliait chaque fois de renoncer à lui voler des fruits, et chaque fois elle échouait car je ne pouvais pas m’en empêcher, c’était au-delà de mes forces.

En dépit de mon mètre de haut pour mes sept ans révolus, je prenais mon élan à une bonne distance depuis l’extérieur du marché et déboulais vers son étal à environ Mach 2, une vitesse qui l’empêchait de me voir arriver ou même de quitter les lieux. Tout ébouriffé, les pieds nus, tricot de peau et short de tous les jours, le bras tendu en l’air durant toute la course avec la main ouverte qui ne se refermait que lorsqu’elle entrait en contact avec une poire, une pêche, une pomme, ou tout autre délice de ce genre qui trônait au sommet de la pyramide qu’il façonnait laborieusement avec toutes sortes de fruits sur son étagère principale.

Il lui arrivait parfois de me détecter au loin, voyant ma frêle silhouette se diriger vers l’entrée du marché, à l’image d’un renard en quête d’une proie facile. Il quittait alors précipitamment son stand, abandonnant ses clients du moment, l’air excédé, le turban mal agencé, et se mettait carrément devant l’entrée du marché pour m’attendre fébrilement, me faisant signe d’une main de m’approcher sans crainte et me tendant de l’autre un fruit qu’il m’invitait à venir déguster tranquillement auprès de lui, espérant par-là me voir exprimer peut-être ma gratitude mais aussi et surtout mettre fin aux dégâts coûteux qu’occasionnaient mes raids.

Le prix des fruits en ces temps-là éloignait bon nombre de familles comme la mienne de la culture culinaire de la plupart des pieds-noirs et des notables indigènes. La distance était encore plus grande pour la viande, le poisson, les vêtements neufs, les vêtements chauds, le beurre, les desserts, les vacances, les chaussettes, le miel, les beaux cartables, les gâteaux, l’argent de poche, les sous-vêtements, les confitures, les jouets, le chocolat, les souliers neufs,… et tant d’autres choses encore. Il nous arrivait néanmoins de nous régaler de temps en temps, comme manger du poisson par exemple, mais c’était seulement quand notre mektoub était bien luné et que le Seigneur aidait à la manœuvre.

Sur l’étal, tout en longueur et en marbre blanc de la seule poissonnerie du marché, étaient exposées toutes sortes de poissons à peine visibles tant les pelletées de glace pilée qui les couvraient pour les tenir au frais étaient épaisses. Des clients, majoritairement des femmes européennes, s’agglutinaient devant l’étal et se faisaient servir par des vendeurs au geste vif, à la tchatche inépuisable. Ma petite taille ne m’autorisait guère à contempler ces merveilles de plus près, car trop petit, trop court pour les voir. Je me faufilais alors au milieu des imperméables et des longs manteaux de ces dames, plongeais ma main sous la glace pilée et tâtais à l’aveugle la dernière livraison arrivée au milieu de la nuit, en attendant que la pointe de mes pieds propulse mon corps et ma tête suffisamment haut pour pouvoir scanner, tel un périscope de sous-marin, la disposition de chaque pièce, et de redescendre, une fois l’image dans la boîte, doucement, discrètement.

Pendant que les vendeurs servaient ces dames, une main toute menue, discrète, plongée sous les paillettes de glace et orientée par un système rudimentaire de géolocalisation mémorielle, passait d’un poisson à l’autre. Arrivé à la hauteur de celui qui avait ma préférence, mon bras s’arrêtait net, comme le bras d’un jukebox qui pile devant le disque sélectionné, avant que ma main ne l’agrippe fermement par la queue ou par la tête. Ni les vendeurs ni les clients ne le voyaient coulisser lentement sous le manteau de glace jusqu’à ce qu’il quitte tranquillement la bordure de l’étal et prenne la direction de ma poitrine contre laquelle je le plaquais vigoureusement avec mon autre main pour ne pas qu’il glisse et se retrouve au sol. Je m’éloignais avec hâte mais sans courir pour ne pas attirer l’attention, et quittais le marché par une autre porte que celle proche du stand d’Âmmi Naïmi, n’osant pas imaginer un seul instant la tête qu’il ferait s’il m’apercevait avec une si grosse prise dans les bras.

Une fois à la maison, j’arrivais sans peine à convaincre ma mère que ce gros poisson, je l’avais trouvé dans la rue, par terre, comme ça, tombé peut-être du couffin d’une femme européenne revenant du marché ou peut-être alors d’une cagette ayant basculé d’une charrette, mais que si elle n’en voulait pas, il ne me serait pas difficile de le ramener à sa place, d’où il venait, c’est-à-dire dans la rue, par terre aussi. J’avais ainsi pour habitude avec elle de mettre à profit d’entrée un rapport de forces sans nuances pour éviter que dans sa tête la morale et la religion ne prennent le dessus. Elle commençait alors par faire semblant de réfléchir avant de donner sa réponse, tout en continuant à le fixer intensément des yeux, mais en réalité elle se demandait plutôt comment elle allait le cuisiner, et surtout comment elle allait s’y prendre pour informer mon père de l’heureuse rencontre, en ce jour béni des cieux, entre ce gros poisson et son fils.

Le soir-même, au menu, à la place du sempiternel couscous au lait qui nous sortait tous par les yeux, figurait du riz avec une grosse, très grosse part de poisson chacun. Habituellement, quand le riz était au menu à la maison, il était plutôt tristement non accompagné. Ce soir-là, notre table basse était illuminée : on aurait dit un vrai don du ciel. [1]

[1] Extrait du roman « Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale » https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200

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