La genèse du monothéisme en Afrique du nord
À l’arrivée des Arabes, nombre de tribus berbères de la vallée [dans l’arrière pays de Bejaia] étaient certainement plus ou moins gagnées au judaïsme.
Manuel Bugeja, Les juifs de la Kabylie, 1928.
Loin des prismes dogmatiques et théologiques, adopter un regard historique et philologique libre vis-à-vis des religions, de leurs histoires et de leurs genèses s’avère une chose plus aisée. Si on écarte le surnaturel pour lire – et non réciter – des textes religieux ou sacrés, une lecture non-sacralisée, c’est-à-dire une lecture qui va excaver les traditions anciennes qui se sont empilées les unes sur les autres, on pourrait au final dire : voilà comment c’est, voilà les raisons pour lesquelles nous croyons à telle ou telle chose, à tel ou tel dogme, à tel ou tel Livre.
Dans un essai passionnant, inédit de son genre, Julien Cohen-Lacassagne, professeur d’histoire-géographie au lycée international Alexandre Dumas d’Alger, nous propose dans Berbères juifs un travail de recherche qui présente la généalogie de l’émergence du monothéisme en Afrique du Nord, passant d’une monolâtrie à une religion universelle.
Des Berbères juifs
En s’inscrivant contre une conception racialiste qui a enfermé les Juifs dans l’idée d’une « race-souche » dispersée de par le monde, Julien Cohen-Lacassagne a essayé de montrer dans ce présent essai que l’histoire des Juifs et du judaïsme n’a été aucunement séparée de l’histoire du reste du monde.
Au cours des années 1880, écrit Julien Cohen-Lacassagne, le nombre de Juifs vivant en Afrique du nord était estimé à 90 000 au Maroc, 55 000 en Algérie et 25 000 en Tunisie. Selon l’auteur et les sources qu’il mobilise, ils étaient principalement les descendants de populations berbères converties puis arabisées après la conquête musulmane. Il cite l’exemple de la redoutable reine judaïsée des Aurès Dihiya el-Kahina qui, nous apprend Ibn Khaldûn dans son Histoire des berbères, appartenait à la tribu des Djerawa : « Parmi les berbères juifs, on distinguait les Djerawa, tribu qui habitait l’Awras et à laquelle appartenait la Kahina, femme qui fut tuée par les Arabes à l’époque des premières invasions[1]». Julien Cohen-Lacassagne ajoute que lors de l’exacerbation de la Reconquista, les « Berbères juifs » assistent à l’arrivée de leurs coreligionnaires venus de la péninsule Ibérique pour se réfugier en Afrique du Nord. Il récuse la terminologie qualifiant les juifs d’Afrique du nord de « Séfarades » – rompant ainsi avec la logique d’une « géographie imaginaire » (E.W. Saïd) qui attribue à ces derniers une origine extra-africaine – pour lui substituer les terminologies de « megorashim », Juifs descendants de familles marchandes hispano-portugaises, et de « toshavim », habitants autochtones formant la plus grande partie des Nord africains juifs. L’usage d’une telle terminologie, par Julien Cohen-Lacassagne, est considérable : il « déracialise » la question religieuse, pour mieux la remettre en circulation dans son histoire réelle et, surtout, critique.
L’auteur insiste aussi sur certaines spécificités du judaïsme berbère. Par exemple, des pèlerinages locaux – les moussem – se pratiquaient dans le Sud marocain et dans l’Ouest algérien, menant juifs et musulmans vers les mêmes tombeaux de saints ; au Maroc du XVIIe siècle, selon les descriptions de Lancelot Addison, les juifs n’exigeaient pas aux candidats à la conversion la circoncision, de peur que ces derniers ne soient rebutés. Aussi, on faisait extraire un peu de sang du converti huit jours après la conversion. Pratique totalement inédite par rapport à la loi mosaïque, portant le nom de « hatafat dam brit ». À côté des pratiques religieuses, Sa’îd ibn Yûsuf al-Fayyûmî, dit Saadia Gaon, traduit la Torah en arabe et, Haïm Zafrani découvre dans la région de Tinghir, au Maroc, une Haggadah de Pessah, destinée aux juifs religieux ignorant l’hébreu.
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Julien Cohen-Lacassagne critique aussi la politique coloniale de la France qui, en Algérie, a éclaté les cadres sociaux traditionnels, accentuant ainsi les divisions communautaires dans un but de domination, notamment les rapports entre communautés religieuses. Cela s’apparente, selon l’auteur, à l’ancienne « politique des capitulations », qui attribue à la France le statut de puissance protectrice des minorités catholiques de l’Empire ottoman. Pour appuyer sa critique, il cite un passage radiophonique diffusé en 1982 où, Daniel Timsit, fervent militant communiste et anticoloniste, participant à la bataille d’Alger dans le réseau constitué par Yassef Saadi et issu d’une famille juive d’Algérie, d’origine berbère. Au micro de Richard Ayoun, il dit ceci : « J’en viens à cette idée de ce qu’on a appelé la politique des capitulations. Rien de tel que de trouver une minorité à délivrer des ses oppresseurs – et c’est vrai qu’il y a une minorité qui est opprimée – et mettre l’accent sur cette oppression pour pouvoir envahir un pays. Ca a été le grand prétexte qui a été utilisé par toutes les puissances de ce temps, que ce soit l’Angleterre, que ce soit la France, que ce soit l’Allemagne aussi, pour démembrer l’empire turc. Et ça été la même chose pour les maronites du Liban[2]». Ce témoignage est frappant. Si la doxa voudrait que Daniel Timsit soit Juif, il se présente d’abord comme algérien.
Un judaïsme prosélyte et missionnaire
Si, aujourd’hui, le dogme du judaïsme rabbinique veut qu’il n’ait jamais été prosélyte et qu’il n’y ait eu guère de conversions, l’histoire des religions considère cette question autrement. Julien Cohen-Lacassagne voit dans l’origine berbère des juifs d’Afrique du nord le résultat d’un fort dynamisme missionnaire, version première du monothéisme judaïsant. Il se réfère à la célèbre conférence d’Ernest Renan Le judaïsme comme race et comme religion (1883) dans laquelle, avec un sens maîtrisé de la formule, il exprimait son point de vue en écrivant : « On verrait probablement que le juif des Gaules du temps de Gontran et de Chilpéric n’était, le plus souvent, qu’un Gaulois professant la religion israélite[3]».
Dans le même esprit, Marc Bloch écrit en 1940 dans un célèbre passage de L’étrange défaite : « Je suis Juif, sinon par la religion, que je ne pratique point, non plus que nulle autre, du moins par la naissance. Je n’en tire ni orgueil ni honte, étant, je l’espère, assez bon historien pour n’ignorer point que les prédispositions raciales sont un mythe et la notion même de race pure une absurdité particulièrement flagrante, lorsqu’elle prétend s’appliquer, comme ici, à ce qui fut, en réalité, un groupe de croyants, recrutés, jadis, dans tout le monde méditerranéen, turco-khazar et slave[4]». Le constat est lucide : la conception raciale d’une religion n’est que l’errance du nationalisme chauvin, de la dogmatique religieuse. Cela est valable pour toutes les nations, toutes les religions.
On peut lire aussi, dans Berbères juifs, qu’en 1870, Manuel Bugeja, alors administrateur de communes mixtes en Kabylie, circule dans les montagnes du Babor ainsi que dans la région de Jijel. En 1928, il publie une courte brochure intitulée Les juifs de la Kabylie. Manuel Bugeja note, outre la description de ces populations, leurs fêtes, leurs juridictions ainsi que leur rapport avec les musulmans, qu’ils se sont présenté à lui en annonçant « Noukni d’oudaï » («Nous sommes juifs »). En 2002, l’historien Marc Ferro publie un petit livre intitulé : Les tabous de l’histoire. Dans l’un des chapitres du livre « Les juifs : tous des sémites ? », il y raconte son expérience de professeur de lycée à Oran en 1948. Il fut immensément surpris d’entendre un de ses collègues dire : « Ce sont des Berbères convertis. », en parlant de ses élèves juifs portant des patronymes arabes. Marc Ferro y évoque aussi sa rencontre avec l’historien marocain Abdallah Laroui qui lui parla d’ « un petit royaume juif dans la région d’Oujda ». Sa rencontre avec Benjamin Stora fut l’occasion pour ce dernier de lui raconter l’agacement de sa mère lorsqu’il découvrit une photo d’elle habillée en robe berbère.
Avec la publication en 2008 de Comment le peuple juif fut inventé, écrit Julien Cohen-Lacassagne, l’historien israélien Shlomo Sand renouvelle magistralement l’intérêt pour la question des conversions au judaïsme. Pour lui, il n’y a ni peuple élu, ni peuple errant, ni exil. Seulement, un large mouvement missionnaire du monothéisme juif dont le prosélytisme fut le ciment. Son élan missionnaire s’interrompt avec le triomphe du christianisme devenu religion de l’Empire romain. Dans son livre, Shlomo Sand accorde une place prépondérante au judaïsme africain. On peut lire page 281 : « L’expansion du judaïsme en Afrique du nord dut apparemment son succès et sa vitalité à l’implantation dans toute la région d’une population d’origine phénicienne. Carthage a bien été détruite au IIe siècle avant J.-C., mais il est évident que ses nombreux habitants n’en furent pas totalement éradiqués. La ville fut reconstruite et rétablit rapidement sa position d’important port commercial. Où donc disparurent les Puniques, autrement dit les Phéniciens d’Afrique, qui occupaient le littoral en grand nombre ? Dans le passé, quelques historiens, le chercheur Marcel Simon notamment, émirent l’hypothèse selon laquelle une grande partie d’entre eux se serait convertie au judaïsme, ce qui expliquerait la force initiale et unique de cette religion dans toute l’Afrique du Nord. Il ne serait pas complètement insensé de supposer que la proximité entre la langue de la Bible et la langue ancienne des Puniques, tout comme le fait qu’une partie de ces hommes étaient circoncis, aient pu contribuer à leur conversion en masse[5]».
Julien Cohen-Lacassagne estime que le constat de Shlomo Sand « se heurte tant aux conceptions racialistes qui ont nourri l’antisémitisme européen qu’à celles, völkisch, sur lesquelles s’est construit le nationalisme juif[6]». Si les traces d’une « ethnie » juive ne sont nullement existantes, il y a eu bel et bien des convertis à « la forme pionnière du monothéisme ».
Dieu, un itinéraire dans les bateaux phéniciens
Pour Julien Cohen-Lacassagne, aborder la question du judaïsme prosélyte ne peut guère être pertinente sans un recentrage historique profond. Le rayonnement du judaïsme en Afrique du nord est beaucoup plus la migration d’une idée que d’une « population » juive. Par ailleurs, les cités phéniciennes jouèrent un rôle éminent dans la migration de cette idée.
Les Phéniciens sont un groupe humain très proche des Judéens, tant au niveau linguistique qu’au niveau religieux. Les découvertes archéologiques de Ras-Shamra où se situait l’établissement phénicien d’Ougarit, au nord de Lattaquié en Syrie, témoignent d’une forte ressemblance entre la mythologie phénicienne et celle du culte yahviste, avant la révélation de Moïse. L’auteur note la présence dans les deux traditions du célèbre épisode du veau d’or. Cet épisode est aussi présent dans le Coran, dans la Sourate Tâ-Hâ, verset 83-98. Aussi, des grades religieux comme les « cohanim » ou les « levy » existaient chez les Phéniciens comme chez les Judéens.
Ces ressemblances expliquent, selon l’auteur, la présence des communautés juives antiques dans les colonies phéniciennes, installées sur les côtés méditerranéennes. Dans un article traduit en français en 2011, l’historien anglo-américain Martin Bernal écrit que de toutes les populations de la période, seules les Phéniciens étaient susceptibles de se convertir au judaïsme « car ils avaient en commun avec les Juifs de nombreuses coutumes culturelles et religieuses : le langage, la pratique de la circoncision, l’interdiction de manger du porc, etc.[7]».
En gros, Carthage était l’épicentre du judaïsme nord-africain. La cité-État contenait en son sein un « matériel idéologico-religieux » qui constitua son univers spirituel, importé depuis le Levant méditerranéen, dans les bagages des Phéniciens. Néanmoins, les cultes puniques pratiqués à Carthage et dans le reste de l’Afrique du nord restent difficiles à identifier. Cité cosmopolite et ouverte sur la méditerranée et l’arrière pays berbère, Carthage fut un espace de syncrétisme intense. La rencontre entre la culture hellénistique et le nomadisme berbère renforça l’enracinement de l’idée du monothéisme chez les populations locales, surtout en raison du fait que celle-ci véhicule le culte d’un « roi maître du sol », élément décisif dans la lutte et la dissidence politique contre le pouvoir carthaginois, plus tard contre le pouvoir romain.
La destruction de Carthage par Rome en 146 av. J.-C. marqua le début de la propagation massive de l’influence judéo-punique, portée par les fugitifs de la cité punique et emportant avec eux leur matériel idéologico-religieux, leur langue aussi. L’anéantissement romain de Carthage entraîna le glissement du punique du littoral vers l’intérieur. Dans l’arrière pays berbère, l’appareil idéologico-religieux carthaginois s’enrichit d’apports mêlés de paganisme berbère et phénicien. Le nomadisme berbère joua un rôle éminent dans sa diffusion.
Les juifs comme « Peuple errant » : Une construction discursive
On sait depuis les sophistes de la Grèce antique, notamment Gorgias et en passant par le philosophe contemporain anglais John Austin, que, avec le discours, on crée de l’être, on accomplit des actions, on fabrique un monde. C’est le pouvoir performatif du discours.
Julien Cohen-Lacassagne explique que l’Afrique du nord était l’un des principaux théâtres de l’affrontement et de la compétition missionnaire entre judaïsme et christianisme. Le triomphe du monothéisme chrétien au IVe siècle, devenu religion d’empire, endigua le prosélytisme juif. Avec leur talent de redoutables publicistes, les auteurs chrétiens africains vont déployer un effort intellectuel considérable pour se détacher du judaïsme et de la foi radicale zélote. Sous la plume de Tertullien, les juifs sont accusés d’ « exciter les païens », que leur synagogue est la première qui « poussa le cri de la guerre ». Tertullien passa sa vie à accuser les juifs de propagande. Le scénario d’un peuple israélite en errance existe bel et bien dans les sources chrétiennes. La principale accusation ? C’est le « Peuple déicide », celui qui a tué « le Christ-Dieu ». Dans l’Apologétique, Défense des Chrétiens contre les Gentils, Tertullien écrit : « Dispersés, errants, seuls, exilés loin de leur ciel, ils vont au hasard à travers le monde, sans homme ni dieu pour roi, sans qu’il leur soit permis, même à titre d’étranger, de fouler et saluer du moins le sol de leur patrie[8]».
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Ecrivant un essai « par-delà le bien et le mal » et loin d’ « une quête inassouvie de repères identitaires[9]», Julien Cohen-Lacassagne a su replacer les Juifs d’Afrique du nord dans le cours de l’histoire, en se basant sur un prisme social et politique dans sa recherche. Il a décortiqué savamment la rhétorique ayant ethnicisé l’histoire des Juifs, la séparant ainsi d’avec l’histoire du monde : d’une « nation » vue par la Chrétienté à une « race » construite par l’Europe du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle. Il rappelle aussi qu’en Algérie, l’ethnicisation des Juifs était le reflet de la politique coloniale. Le décret Crémieux a introduit une séparation juridique entre Juifs et musulmans.
Julien Cohen-Lacassagne conclut son ouvrage en affirmant que les Juifs d’Afrique du nord sont principalement Berbères d’origine, que leur langue et leur culture étaient majoritairement arabes avant la colonisation. Pour lui, l’Afrique du nord est à la fois berbère et arabe, et que ces deux univers ne peuvent et ne doivent en aucun cas s’opposer.
Loin de vouloir être exhaustif et catégorique dans son essai, Julien Cohen-Lacassagne a pu ouvrir le débat sur des sujets délaissés par notre historiographie : l’Antiquité et le judaïsme.
Julien Chen-Laccassagne, Berbères juifs. La genèse du monothéisme en Afrique du nord, préface de Shlomo Sand, Paris, éd. La Fabrique, 2020.
[1] .Julien Cohen-Lacassagne, Berbères juifs, L’émergence du monothéisme en Afrique du Nord, Paris, La Fabrique, 2020, p. 32.
[2] .Op.cit. , p. 43-44.
[3] .Op.cit. , p.45.
[4] .Ibid.
[5] .Op.cit. , p. 55.
[6] .Ibid. p. 56.
[7] .Op.cit. , p.74.
[8] .Op.cit. , p. 108.
[9] .Ibid., p.162.