C’était dur pour tout le monde
Léon Tolstoï avait raison de dire que « les gens heureux n’ont pas d’histoire », contrairement à mes parents qui, eux, en avaient une, ou plutôt plusieurs car les frictions entre eux ne manquaient pas ; elles étaient de plus en plus fréquentes et insupportables jusqu’à atteindre un jour leur point de rupture. C’était probablement là la source de leur malheur mais quiconque se serait penché sur leur enfance n’aurait perçu la moindre miette d’affection ou de tendresse reçue, il n’y avait qu’absence de tout et désordre en quantité.
Dans la vie des couples musulmans en ces temps-là, l’homme avait toujours raison. Un patriarcat implacable se faisait fort de rappeler en permanence les règles et lois en sa faveur, souvent avec la complicité des traditions et d’une interprétation probablement erronée du Coran. Ainsi, aux coups portés par mon père à ma mère, succédaient d’autres coups. Après une brève accalmie, le temps qu’elle panse ses plaies et souffle un peu, déboulait encore un déchaînement de coups, puis d’autres coups et encore des coups. Mon père était autoritaire et exigeait d’elle une obéissance absolue parce qu’il la considérait comme un bien meuble, et rien d’autre. Il avait grandi dans ce moule et personne ne pouvait l’en extirper. Ma mère, rebelle à l’excès, rejetait de son côté toute forme d’autorité, dont celle de son mari en premier. En bout de course, la répudiation fut inévitable. Cela signifiait en droit musulman « la dissolution du mariage par la volonté unilatérale de l’un des époux, en l’occurrence celle du mari qui bénéficie de privilèges qui ne sont pas reconnus à l’épouse ».
La pente fut raide pour elle. Pas de famille, pas de retour possible chez ses parents adoptifs, pas d’appui pour rebondir. Rien. Elle quitta son foyer sur la pointe des pieds, sans ses enfants, sans bagage, avec seulement ses nombreux hématomes encore frais sur le visage et le corps. Elle abandonna tout derrière elle, seul le vide l’accompagna dans son errance, avec comme toile de fond la peur du lendemain, l’incertitude, la précarité. J’avais moins de deux ans quand elle est partie et pas encore quatre lorsque le divorce fut prononcé.
Au tribunal des affaires musulmanes, le décor était impressionnant ce jour où ils se rencontrèrent pour la toute dernière fois. D’un côté, mon père, le regard venimeux, lissant à loisir ses moustaches avec la main, et de l’autre, ma mère, enroulée dans son voile blanc, le visage découvert, pleurant toutes les larmes de son corps et implorant le Cadi, un« juriste musulman faisant office de magistrat désigné par l’Administration coloniale lorsqu’il s’agissait de traiter d’affaires familiales musulmanes », d’entendre sa souffrance.
Le Cadi demanda d’abord à mon frère, l’aîné, qui n’avait que six ans, s’il voulait vivre avec sa mère. Devant son refus catégorique, il lui administra une gifle cinglante, fou de rage qu’un enfant ne soit pas solidaire d’une mère dans un tel état, ignorant totalement que ni mon frère ni moi n’avions vu cette femme pendant longtemps ; il ignora aussi que nous n’étions encore que des enfants et que le reste de la famille de notre père nous répétait sans cesse que cette femme, notre mère, était folle à lier. Se tenant la joue d’une main et agrippant mon père de l’autre, mon frère continua de sangloter pendant toute la séance du tribunal. Apeuré et en pleurs aussi, je m’étais déplacé doucement en direction de cette femme qui affirmait être notre mère. Elle me faisait de la peine ; j’étais resté un bon moment auprès d’elle sans bouger, attendant que la séance prenne fin et qu’on quitte cet endroit. Un peu plus tard, j’avais changé d’avis et voulais rejoindre mon frère pour me coller à lui mais je ne pouvais pas, par peur du Cadi probablement, pendant que les grands continuaient à parler fort pour s’expliquer mais surtout pour crier, s’invectiver, s’insulter.
Entre la répudiation et l’acte de divorce, notre père s’était déjà remarié ; une nouvelle maman nous avait rejoints dans la seule pièce qui nous servait de logement ; deux nouveaux enfants étaient nés de cette union. Elle n’avait malheureusement pas fait l’affaire, trop jeune probablement car elle n’avait que dix-sept ans le soir de ses noces. Elle reçut des tombereaux de coups elle aussi, avant d’être répudiée à son tour. Elle n’était partie qu’avec le cadet de ses enfants, l’aîné décédant à quelques mois seulement de sa naissance, étouffé par inattention par sa mère qui le tenait dans ses bras lors d’une banale tétée, un jour de grande chaleur. Une autre nouvelle maman arriva ; elle ne fit pas l’affaire non plus. Elle n’avait pas eu d’enfant celle-là mais des coups, elle en avait reçu un bon paquet elle aussi. Elle devança d’elle-même la répudiation en quittant les lieux précipitamment.
Ma mère s’était remariée de son côté elle aussi, forcément, car il fallait bien qu’elle mange. Elle avait une différence d’âge de trente-quatre ans avec son nouveau mari, une broutille sans importance pour une femme répudiée qui ne cherchait qu’un toit, un abri, fut-il de circonstance. Et puis, pouvait-elle espérer mieux à cette époque ? Avant de quitter notre bourgade, elle avait confié un reliquat d’épargne à sa tante maternelle qui s’était engagée à le lui faire fructifier en achetant des brebis qu’elle comptait engraisser à la campagne « pour lui constituer un capital de secours, fort utile en cas de malheur », disait-elle. Hélas, notre mère n’en revit jamais la couleur, ni celle de l’argent ni celle des brebis. De notre côté non plus, nous ne revîmes pas notre maman pendant longtemps. Très longtemps même. C’était dur pour tout le monde en ces temps-là.[1]
[1] Extrait du roman Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200
Salut Mohamed,
J’ai relu ce passage, O combien poignant et devine par la même le « calvair » que l’on peut vivre à ton âge. Pour en avoir souvent discuté avec toi, cela ne fait que me confirmer la trace indélébile que tu gardes de tes jeunes années.
Tu fais preuve d’un courage exemplaire pour coucher sur papier ces ressentis enfouis au plus profond de ton être.
Je souhaite de tout cœur et reste persuadé que cet forme d’exorcisme soit une thérapie pour t’apaiser.
Une majeure partie de notre génération à subi ces affres de notre culture qui, heureusement, ont tendance à s’estomper avec le temps.
Merci de dire tout haut, ce que beaucoup taisent tout bas.
Cordialement Habib
Tout est dans le titre! Un père injuste et violent, une femme contrainte de quitter son toit et de renoncer à ses enfants par la volonté d’un mari auquel la société octroie tous les droits, un cadi cruel et borné, des enfants traumatisés… Voilà, voilà! C’était la société dans laquelle nous avons évolué tant bien que mal dans notre enfance.
Question: cette société a-t-elle vraiment changé?