« L’absolutisme contre le théâtre n’est pas spécifique à l’Algérie » (Sidahmed Sahla, dramaturge)
Dans cette interview sans concessions, Sidahmed Sahla, dramaturge, parle, exemples à l’appui, de la descente aux enfers du théâtre algérien. Dressant une genèse du mal qui le range, il alterne avec audace entre analyse, critique et propositions de solutions. Tout compte fait, le théâtre ne peut pas, selon lui, s’accommoder d’illusion, de soumission ou quelque autre ignominie politique ou bureaucratique. « Dans le théâtre, tout est dans l’humain, dans la personne, dans l’individu autonome… l’individu autonome, cette hantise des régimes despotiques qui maintiennent en état permanent de suspicion l’activité théâtrale, » estime-t-il.
Le théâtre algérien, qui a connu ses heures de gloire avec des hommes comme Kateb Yacine, Abderrahmane Kaki, Abdelkader Alloula, Azeddine Medjoubi, etc., est aujourd’hui très peu visible. Que se passe-t-il dans le paysage théâtral algérien ?
Permettez- moi une digression. Si on évoque la trajectoire de ces monstres en dehors du contexte historique, on entre presque par effraction dans l’univers de l’art dramatique national. Pour la simple raison qu’évacuer le combat de Mohamed Boudia, le leadership de Mustapha Kateb, le privilège de précurseur Allalou, le statut de fondateur de MahieddineBachtarzi ou le martyr de Mohamed Touri mort sous la torture durant la Guerre de libération nationale, ce serait faire un affront sectaire à tous les actants; en particulier aux dames comédiennes à l’image de FadilaDziria, Aouïcha, Keltoum… Laquelle Keltoum, selon Habib Réda –l’artiste moudjahid – lors d’un spectacle, poussa l’audace jusqu’à «dissimuler le drapeau algérien au milieu d’autres pays arabe». Avec sa formule « le théâtre est une arme» qui «forme des hommes libres», le chahidBoudia suggère l’exigence de revenir au contexte. D’ailleurs Larbi Ben M’hidi avait bien compris la notion de combat à travers le théâtre. Distribué en premier rôle dans la pièce «Pour la couronne» de François Coppée, Ben M’hidi , jeune militant, osa sa première expérience dans le théâtre. Adaptée par El Abed Smati et Ali Marhoum, la pièce sera interdite par l’administration coloniale après deux représentations. Les actions de ces révolutionnaires-artistes étaient appuyées et cautionnés par de prééminents hommes de culte, entre autres, Tayeb el Okbi, Cheikh AbderahmaneDjillali ou Cheikh Eddahaoui (Chlih Mohamed) qui compte à son actif plusieurs pièces radiophoniques. Un mot sublime de Laurent Terzieff illustre cette épopée : «Le théâtre œuvre dans le monde des idées. Donc le théâtre peut modifier l’Histoire». C’est pour dire que l’avènement de Kateb Yacine, Abderrahmane Kaki, Abdelkader Alloula, AzeddineMedjoubi, – nobles légataires de cujus – n’est pas accidentel et leurs performances ne sont pas usurpées. Mais toute observation honnête, portant sur l’état des lieux du théâtre national, de ses balbutiements à son apogée, suppose que soit abordée la question dans son contexte historique. Sur ce chapitre précisément, Ahmed Cheniki, Mohamed Kali et Bouziane Benachour en chroniqueurs éclairés et le professeur Boukrouh, proposent des analyses d’autorité.
Et que se passe-t-il aujourd’hui?
Aujourd’hui, le théâtre chavire dans un paradoxe qui heurte la raison, dénie la libre pensée et la libre volonté, attributs intrinsèques dans la production de l’art. Depuis une vingtaine d’années, un appareil d’enfermement despotique garrotte l’art dramatique. Pour maintenir l’art dramatique sous tutelle, l’appareil d’enfermement s’érigea en réseaux et lesta les actants de la scène par l’intéressement, la cooptation et la corruption. Des procédures de censure nouvelles, établies quasi clandestinement, s’exécutent, pour la première fois en amont de la présentation du projet artistique. S’appuyant sur les commissions de lecture, les conseils d’administration, l’agence algérienne du rayonnement culturel (AARC) et les commissariats des festivals, l‘appareil ne laisse aucun projet passer sans que le promoteur ne fasse allégeance au donneur d’ordre omnipotent. Eminemment politique, l’activité théâtrale a de tout temps effrayé les décideurs et agents de l’appareil d’enfermement. Pour l’universitaire GhaniaKabache, «le théâtre algérien a subi les mêmes épreuves que les partis politiques».
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Pourtant, quand on y regarde de près, on voit que de très belles choses se font…
Heureusement. Et c’est à la faveur de l’effort, l’engagement et le talent des artistes qui s’opposent au quotidien à l’entreprise de dévastation du théâtre. Grâce aussi à la témérité de certains directeurs de théâtre régionaux qui n’ont pas suivi la centrale du ministère dans sa politique. Mais c’est surtout grâce au génie des artistes et à leur intégrité, que les opérations abjectes de caporalisation de l’art théâtral menées des années durant, n’ont pas abouties. Des nervis installés à différents niveaux de l’appareil de l’enfermement, avec des moyens financiers énormes, ont échoué contre la volonté des artistes. Contrairement aux fins escomptées par l’appareil d’enfermement, les restrictions budgétaires, les menaces de licenciement, l’isolement social, le chantage au chômage technique ont engendré l’effet inverse chez les artistes. Je connais un jeune artiste, Hocine Mokhtar, qui vendit ses effets personnels et son ordi pour monter en monologue,Caligula de Camus, en 2013. On ne monte pas Caligula pour le fun en 2013 en Algérie. L’appareil d’enfermement qui compacta son emprise sur le théâtre avait installé les artistes dans la précarité, les dramaturges dans la sécheresse et les directeurs intègres de théâtres régionaux dans l’aléatoire et à la merci de bureaucrates foncièrement adversaire de la culture.
Certains réduisent la crise du théâtre algérien à la rareté des salles ou, dans les petites et les villes moyennes, à leur inexistence.
Officiellement, le secteur institutionnel compte, en plus du Théâtre national algérien (TNA), 17 théâtres régionaux en attendant la réception de 05 autres ; à Jijel, Naama, Laghouat, Biskra et Ain Defla. De prime abord, avec cette armada de salles de spectacle, le mouvement théâtral aurait ouvert la voie à une «dynamique sociale» tant sur le plan de l’esthétique que dans le monde des idées. Sur le terrain, la réalité relève de la gabegie et de la rapine. À titre indicatif, je cite le cas du théâtre de Skikda dont les travaux de réhabilitation entrepris en 2014, jusqu’en juillet 2019, n’avait pas encore ouvert ses portes alors que les 20 milliards de centimes de l’enveloppe engloutis. Et comme si la bâtisse d’un théâtre et ses fonctions sont sujettes aux mêmes normes architectoniques qu’une salle de soins ou d’une annexe d’une mairie, l’opération était conduite par la direction des Equipements publics. On peut citer le cas d’exemple du théâtre de Souk Ahras, du théâtre de Mascara. Lequel théâtre de Mascara a été restauré à la façon d’un lupanar. Bien d’autres villes, à l’image de Boumerdes, chef-lieu de wilaya, ne disposent pas de salle de théâtre. À Tiaret l’école de théâtre à été démolie et l’assiette attribuée à un promoteur immobilier. Et summum de l’absurdité, le cas de la salle «Mohamed Touri» de Blida qui tombe en ruine, bien qu’une enveloppe de 16 milliards de centimes ait été allouée et consommée pour sa rénovation en 2016 par la wilaya. Oui, comme pour toutes autres expressions artistiques, la question des espaces réservés à l’art dramatique est névralgique. Et quand bien même des budgets élevés étaient consacrés à la réhabilitation des anciens temples de la comédie, l’exclusion de l’étude et du suivi des travaux, des scénographes, des architectes de théâtre, des spécialistes de l’acoustique et des dramaturges, de nombreuses opérations font scandales. En un mot, nombreuses de ces ordonnances de récupération des bâtiments de théâtre dissimilent des actes de détournement. Ceci étant, des associations et autres coopératives, sans domiciliation, réalisent de fabuleux spectacles, souvent primées à l’international. Toujours est-il que «lethéâtre se fait avec des personnes, ce n sont pas les locaux qui font le théâtre» comme le précise Slimane Benaissa.
D’autres parlent de l’indigence de la production.
«Le théâtre montre ce que la politique cherche à cacher», assure David Brunat. L’appareil d’enfermement qui a parfaitement saisi le sens de cette évidence, pour désavantager une pièce qui lui échappe, autorise ses relais à programmer la représentation à des heures impossibles dans les petites villes et des heures de pointes dans les grandes. Peut-on espérer l’affluence du public à 19 heures dans une ville comme Saïda ou Batna en hiver ? Peut-on trouver une place de stationnement à proximité du TNA ou du TRO à 17 heures un jour de semaine? La programmation est la mesure coercitive par excellence. Parfois, quand le spectacle ne reçoit pas le «bon à livrer» permanent de l’appareil d’enfermement, il est tout simplement interdit de programmation. C’est ce qui arrivé à Hamlet produite par Fouzia Aït El Hadj et mise en scène par RabeaGuechi. Une production qui a couté plus d’un milliard de centimes au Théâtre régional de Tizi-Ouzou.
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D’autres encore évoquent l’absence de communication autour de cet art. Selon vous, où réside le problème, voire les problèmes ?
Plus le secteur institutionnel, les associations et les coopératives produisent des spectacles, moins l’opinion est informée. Excepté les noubas du filage final, les représentations passent souvent dans les chroniques des non-événements. Puisque une représentation s’inscrit dans l’agenda du bilan annuel de l’institution, personne ne s’offusque si au bout d’une semaine de la «générale» ça se conclut par un bide. Sur ce point, la responsabilité des producteurs, tous statuts confondus, est entière. Ils perdent de vue que la tâche de la communication ne se limite pas à la distribution de dépliants le jour du rendez-vous. Ray Bradberry, l’immense dramaturge américain, rédigeait lui-même les textes de la publicité qui accompagnaient ses pièces et collaborait à la confection des affiches. «Une pièce théâtrale est un événement très limité, » assure Peter Brook. À partir du moment où se lève le rideau sur un œuvre dramatique, sa naissance est actée. Là intervient un incontournable partenaire, la presse. Malheureusement, rares sont journaux qui donnent périodiquement des comptes-rendus sur l’activité théâtrale. En plus, à part certains rédacteurs de quotidiens compétents et avertis, peu de journalistes maîtrisent les rudiments des techniques et métiers du théâtre. Ajouté à cela que seuls les spectacles triomphants suscitent l’intérêt de la presse. Il y va sans dire du mépris et du dédain des medias lourds d’État qui bannissent depuis des décennies de leurs programmes tout ce qui se rapporte à l’art dramatique.
Le ministère de la Culture vient de mettre en place une cellule de réflexion pour la réforme du théâtre algérien. Que pensez-vous de cette démarche?
L’initiative n’est pas nouvelle. Déjà, en 1994, le ministère de la Culture – à l’époque sans ministre – avait engagé la réflexion pour conduire une réforme de l’activité théâtrale. Vue la composante humaine de la cellule, je ne préjuge pas de son action ni de ses recommandations futures; je ne présume que du positif à cette initiative. Seulement, à mon avis, pour mener à terme heureux cette mission, deux conditions sine qua non doivent être réunies. La majeure réside dans la rupture radicale avec les pratiques de l’appareil d’enfermement. Pour cela, il suffit de synthétiser les diagnostics posés par les artistes à travers la presse et les réseaux sociaux depuis des années. La seconde condition se concrétise par une ouverture d’apprentissage et non de séduction débauchée sur le monde. L’exemple du festival de Bogota est édifiant. Parce qu’il est déraisonnable d’oublier, comme nous avertit Voltaire, que «le théâtre est une ouverture sur la cité».
Qu’en est-il de la formation ? S’il est vrai que les départements de littératures amazighe, arabe et française forment des spécialistes du théâtre, il est aussi vrai que la formation en arts dramatiques reste faible. Quelle évaluation faite-vous de ce volet?
Périodiquement, des associations de théâtre organisent des ateliers de formations pour de jeunes stagiaires. Bien que les initiatives aient le mérite d’être organisées souvent sans le soutien financier des structures étatiques, il reste que les cursus se limitent au meilleur des cas à l’interprétation, la narration et l’improvisation, ou tout au plus la scénographie. Répondant aux questions du journaliste Métaoui pour El Watan, le dramaturge Omar Fatmouchequi a dirigé le théâtre de Béjaïa, et créé la coopérative «Sinjab» sonne l’alarme en 2012. Il certifie « que la survie du théâtre dépend de la poursuite de la formation » et préconise l’ouverture « de 05 ou 06 écoles régionales des arts dramatiques ». Pour Fatmouche, « l’Ismas ne suffit pas » pour « redonner plus de jus à l’action théâtrale nationale ». Il suggère également que les ministères de la Culture et de la Formation professionnelle conviennent d’un accord de formation « des techniciens de la lumière et du son, les accessoiristes, les machinistes ». J’adhère totalement à son idée de mobiliser les « CFPA qui sont dans la possibilité d’assurer ces formations pour les petits métiers nécessaires pour les théâtres régionaux et les compagnies ». Et enfin « aller vers une grande académie de l’art ».
La société algérienne est en partie conservatrice et les pouvoir politiques qui se sont succédé depuis 1962 fonctionnent selon des méthodes autoritaires dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles sont incompatibles avec le progrès, la création et l’art d’une façon générale. Comment peut-on penser et pratiquer le théâtre, un art éminemment subversif et insolent, à l’ombre d’un conservatisme social agressif et d’un pouvoir autoritaire ?
« L’absolutisme » du régime politique contre le théâtre en Algérie, le professeur Cheniki le traite avec pertinence dans une contribution publiée par Le soir d’Algérie en juin 2013. Une véritable thèse par laquelle Cheniki montre que «Kateb Yacine, Alloula, et Slimane Benaissa, tentent pour leur part, de démonter les mécanismes du fonctionnement des pouvoirs en place à travers leurs œuvres ». « L’absolutisme » contre le théâtre n’est pas spécifique à notre pays. J’aime cette phrase fabuleuse d’Arthur Adamov: « Le théâtre rend un miroir au public qui reflète l’histoire de la vie des hommes ». Dans le théâtre, tout est dans l’humain, dans la personne, dans l’individu autonome… l’individu autonome, cette hantise des régimes despotiques qui maintiennent en état permanent de suspicion l’activité théâtrale. Qu’ils n’ont pas attaqué frontalement, mais à l’école en jetant l’enseignement de la philosophie à la traine des disciplines pédagogiques.
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Puisque vous en parlez, qu’est-ce que l’enseignement de la philosophie peut apporter au théâtre ?
Le sociologue tunisien Mohamed Aziza donne un des éléments d’explication historico-philosophique à la question avec «Le théâtre et l’islam». Il parle de conflits existentiels (vertical, horizontal, dynamique et du dedans.), et aussi de représentation et d’image, donc selon ma lecture, d’abstraction conceptuelle, un attribut inhérent à la philosophie. Mohamed Moulfi, philosophe et enseignant à Oran, soulève ces questionnements : « Qu’est-ce qui fait le théâtre ou a contrario ne le fait pas ? Autrement dit, le plaisir du théâtre est-il lié au désir de le comprendre, d’être enchanté et d’être ravi? Ce qui suppose beauté et sens de l’œuvre mais aussi effet possible de détresse et de profond désappointement de l’existence humaine.» Est-ce un hasard si le théâtre et la philosophie sont nés à Athènes antique à la même époque ? Le philosophe français Robert Redeker va jusqu’à déclarer « que le théâtre et la philosophie sont des frères siamois et qui ont admis dans leur fratrie la démocratie et la politique ». Toutefois malgré les stratagèmes scélérats développés par le régime despotique dans notre pays depuis 1962, l’activité théâtrale gagne en maturité et en métier, chaque année.
Les artistes algériens sont dans un malaise permanent : la nécessité de rejeter le système autoritaire et celle de s’impliquer dans la gestion de la cité, directement ou indirectement, pour engranger des avancées, mêmes minimes. Ce malaise les rend suspects aussi bien aux yeux de la société qu’aux yeux du pouvoir et l’épisode récent d’Abdelkader Djeriou, un jeune artiste talentueux et un universitaire compétent, illustre parfaitement cette situation. Dans l’absolu, l’artiste doit-il être engagé et dans quel sens?
La réponse à votre question est très simple. Notre société est une société malheureuse. Comme le dit un philosophe allemand, « les sociétés malheureuses vivent d’illusion et reproduisent l’illusion ». Les artistes chez-nous –particulièrement les jeunes – ont rompu avec la communauté de l’illusion. Iconoclastes, intelligents, dérangeants et si libres d’esprit, ils « emportent la scène à grand spectacle » contre l’intolérance, l’archaïsme, parce que « l’exigence du théâtre est de ne pas avoir peur ». Depuis 60 ans, les artistes algériens endurent la misère. Pourtant ils font des études –nombreux sont des doctorants –, écrivent et avancent. Comment peut-on oublier que Mohamed Charchal a monté Hamlet de Shakespeare en 1997. Professant « que le travail avec les jeunes lui apporte une ardeur de vitalité et de renouveau », le maestro Sid’AhmedAgoumi dévoile son optimisme pour cette génération. J’ai le bonheur de connaitre personnellement Djeriou. Puisque vous l’avez cité, je dirai qu’au delà de sa qualité d’artiste à l’immense talent, c’est un intellectuel organique au sens gramscien du concept. Et il n’est pas le seul. Je peux citer aussi avec bonheur et fierté d’autres artistes – femmes et hommes dont je tairai les noms – qui font dans la résistance au quotidien contre l’appareil d’enferment, l’intolérance, l’archaïsme et les intégrismes. Ils sont nombreux et si beaux de sourire et d’esprit. Les différents ministres et autres responsables du théâtre, qui ont dévasté le secteur, n’avaient aucune idée de la chance d’avoir un Ahmed Rezzak, un BouhadjarBoutchiche, un Bendoubaba Fouad, une Dalila Khiar, un FethiKafi, un AissaChouat, un RabieOuadjaout, et j’en oublie… L’extraordinaire de cette liste, c’est que ces artistes viennent de différentes régions du pays, certains de petits patelins. Allez-y voir leurs prestations, vous serez ébahis. Le mérite de l’émergence de cette colonne de missionnaires du 4e art revient à des maîtres comme Hassan Assous, entre autres, qui est allé chercher des talents à l’université de Sidi Bel Abbes et en faire une troupe super top. L’artiste doit-il être engagé ? Je réponds avec Antonin Artaud : « l’artiste est l’individu qui ne joue pas le rôle qu’impose la société qui détient le pouvoir ».
Vous travaillez dans quelle langue, en français ou en arabe ?
Non, en maghribi ; en darija si vous préférez. Quand j’ai commencé à faire du théâtre, je n’avais aucune idée de l’importance de la langue dans le texte. C’était en 1972, mon ami le cinéaste Ahmed Benkamla embarqué dans un rôle de tragédie. Tous les deux nous étions à nos premières expériences dans le théâtre. Mais la pièce est passée à la télé. Toutefois, ce n’est que 24 ans plus tard que je me suis mis à l’écriture, vraiment par hasard. Au milieu des années 90, j’avais en projet de rédiger le dictionnaire de la crise. Vite, je me suis rendu compte que c’était une entreprise laborieuse qui demande une certaine technique et maîtrise de la sémantique et, bien entendu, des moyens financier que je n’avais pas. Puis, pour m’occuper, je suis venu à l’écriture dramaturgique « comme on va à la fontaine »; je plagie Picasso, juste pour le plaisir. Notre langue est fabuleuse. Je vais vous expliquer pourquoi je travaille mes pièces en maghribi. En 1995, grâce à un ami, j’ai rencontré Abdou Elimam, un linguiste qui développait une thèse sur la darija absolument prodigieuse. Un véritable séisme s’est produit en moi. Il parlait du maghribi. Je n’avais jamais entendu parler de cette notion de maghribi. Ses arguments étaient tellement tangibles, tellement puissants que j’ai découvert que les poètes Bensahla, Benkhlouf, Khaldi, s’exprimaient en maghribi. Une langue qui nourrit une partie de la population nationale et son imaginaire depuis des siècles. Je suis réconforté quand le metteur en scène FouzyBenbrahim, dramaturge résolument engagé dans la modernité, avoue «qu’il adore BeggarHedda, Cheikh Hamada, Mustapha Benbrahim, et les diwans de la poésie populaire.» Juste un rappel historique pour finir avec ce point. À la fin des années 60, Reda Houhou avait écrit Ançaba, une pièce en fosha. Ça c’est terminé en fiasco. Au même moment, Kateb Yacine présentait une pièce en darija. Grand succès. Pour revenir à mon écriture dramaturgique, Frimehdi Mohamed –admirable lecteur de la tragédie grecque – le metteur en scène de ma première pièce Haoumameskouna, lui qui ne montait que le théâtre universel et de surcroit en fosha, m’avait superbement accompagné dans ma tourmente langagière. Il avait fouillé mon texte avec une grande sensibilité.
Cet entretien marquera pour longtemps l’univers culturel algérien – de l’Algérie indépendante. On perçoit bien les dessous des lacunes et dérives qui ont tant coûté aux créateurs; mais on comprend mieux l’énergie que les créateurs et acteurs ont dû déployer pour se maintenir, faire face à la déraison pour mieux préparer un avenir meilleur. Les propos de S. Sahla sont clairs et francs et la conduite de l’entretien est professionnelle en même temps qu’experte. Un grand moment pour multiculturalisme.
En toute sympathie, Abdou Elimam