« C’est l’aspect interdit qui m’a toujours attiré dans ‘‘Les folles nuits d’Alger’’»

Dans cet entretien riche en informations, Bachir Dahak, juriste, intellectuel  et fin connaisseur des années Boumediene, restitue l’ambiance des années qui ont inspirés « les folles nuits d’Alger » et donne des clefs de lecture de ce livre sulfureux.

Les éditions Frantz Fanon viennent de mettre à la disposition du public algérien Les folles nuits d’Alger. Aviez-vous déjà lu ce livre avant ?

La première fois que j’ai vu ce livre c’était fin 1978 à Paris, au cours d’une soirée consacrée à l’Algérie au moment des premières rumeurs sur la mort du Président Boumediene. Un militant du PSU disait qu’il l’avait récupéré chez un imprimeur de la banlieue parisienne. Je l’ai revu plus tard chez un ami avocat mais sa lecture m’avait paru rébarbative. En 1980, à la suite d’un débat avec Patrick Rotman et Hervé Hamon    à propos de leur livre Les Porteurs de valises.  La résistance française à la guerre d’Algérie, la question de ce livre est abordée même si personne ne disait l’avoir eu entre les mains. Par ailleurs, un ami se souvient très bien l’avoir vu en vente à Montpellier à la librairie de l’extrême-gauche « La Brèche ».

Le premier exemplaire que j’ai eu entre les mains m’a été offert en 1996  par un vieux militant de l’immigration, aujourd’hui décédé .C’était Omar Krouchi, compagnon de Mohamed Boudia et responsable de la première librairie pro-palestinienne à Paris, deux fois plastiquée par le Mossad. C’est son épouse Denise Krouchi qui a tapé chez elle le premier manuscrit de Mohamed Harbi Le FLN  Mirages et réalité. Dans les milieux de l’opposition, selon Omar Krouchi, on  avait eu vent,  à la fin des années 70, d’une rafle d’un livre chez un imprimeur parisien.

Et c’est en 1984 que le livre a refait surface grâce aux éditions « Arcantères » à Paris mais là encore d’autres mystérieux acheteurs contribuent à sa disparition des étals. Il ressort des  bois en 1988 grâce aux Editions Rahma à Alger et pourtant la légende de son inexistence a perduré jusqu’à ces dernières années.

Que pensez-vous de son auteur ? Vous semblez avoir une idée claire et sur le commanditaire, et sur le scribe…

Je ne pense rien de spécial de son auteur, même si j’ai la quasi certitude que ni Cherif Belkacem, ni son épouse ne se cachent derrière le pseudonyme de Mengouchi. Dans son livre, consacré au groupe d’Oujda, Fawzi Rouzeik a longtemps interrogé Cherif Belkacem à ce sujet et ce dernier a catégoriquement démenti en être l’auteur sous quelque forme que ce soit.

Ne pas en être l’auteur ne signifie pas pour autant ne pas avoir de lien avec ce « Palais de Haroun qui surplombait la baie d’Alger » puisque le sujet de ce livre est de décrire, sans les nommer, les acteurs importants, les intrigants, les émissaires ou encore ces moudjahidine-revenants comme Djilali Djellaba dont le nom était déjà inscrit sur le monument aux morts. Il est indéniable que l’auteur est un excellent connaisseur du sérail et de l’histoire récente du pays.

Il y a de fortes chances qu’un tel brûlot dans le contexte de crise majeure des années 70 ait été suggéré ou commandité par un des clans. La façon dont est décrit Haroun en chef  taiseux, cruel et psychologiquement déséquilibré renvoie aux conflits souterrains entre Boumediene et cette cour de comploteurs apocryphes qui ne veulent plus de lui au point de l’affubler de tous les malheurs qui guettent le pays.

Ce n’est pas à la portée de n’importe quel écrivain de savoir mêler la maîtrise de  l’écriture virevoltante, l’analyse du système politique et les rappels historiques d’une nation à peine sortie de la nuit coloniale et déjà confrontée à une autre adversité. Lorsqu’un ancien moudjahid s’évade de la prison de Lambeze, quinze ans après l’indépendance, voilà ce qu’il dit : « C’est pas possible (…) rien n’a changé, c’est toujours la même crasse, la même misère, pourquoi ont-ils baissé les armes ? »

Un écrivain forcément militant convaincu que le système politique de ces années postindépendance correspondait aux allégories qu’il met en scène. Je n’en suis pas convaincu moi-même.

Les nombreuses occurrences cinématographiques dans le livre soulignent encore le profil intellectuel de l’auteur.

Pourquoi  avez-vous accepté de le préfacer ?

C’est à la demande de l’éditeur, je peux dire mon éditeur puisqu’il a déjà publié en 2019 mon premier essai Les Algériens, le rire et la politique de 1962 à nos jours. Et qu’il va prochainement publier un autre essai intitulé Démocratie et vie associative en Algérie ou l’étrange modèle d’une démocratie sans citoyens. J’avais publié un article consacré à l’année 1974 en Algérie dans lequel j’avais expliqué combien cette année-là était lourde de signifiants politiques décisifs dans la lutte sourde qui se menait au sommet du pouvoir entre les tenants d’une option socialisante et ceux, très nombreux, qui n’en voulaient pas. Environ une année avant il y eut la brusque élimination de Kaid Ahmed, le représentant de la bourgeoisie foncière conservatrice qui ne voulait pas de la poursuite de la révolution agraire et en particulier sa deuxième phase en 1974 qui consistait à nationaliser des terres privées.

C’est aussi l’année de la mort étrange d’Ahmed Medeghri,  ministre de l’Intérieur, l’homme supposé être le mieux protégé du pays, c’est l’année où se multiplient les rumeurs sur la mort du Président Boumediene, celle où commencent à s’affronter publiquement les réactionnaires et les progressistes, selon la formulation d’alors.

C’est dans le contexte de ces années de transition, le milieu des années 70, qu’apparaît l’image furtive d’un livre supposé révéler les dessous les mieux cachés de la république algérienne.

C’est certainement l’aspect interdit ou censuré qui m’a toujours attiré dans ce livre et lorsque Amar Ingrachen m’en parla, je lui ai confirmé être en possession d’un exemplaire de l’édition de 1984. Plus tard, il me suggéra de rédiger une préface pour que les lecteurs puissent mieux appréhender le contexte et les enjeux.

Vous parlez beaucoup du livre de Fawzi Rouzeik, quel lien faites-vous avec  ce livre ?

J’ai effectivement cité le livre de Fawzi Rouzeik parce qu’il s’agit d’une plongée dans ce qu’on appelle le fameux Groupe d’Oujda  sur lequel il y aurait tant à écrire. Ces amis devenus seuls maîtres de l’Algérie à partir de 1965 vont constater que des divergences profondes les séparent et que leurs stratégies personnelles vont s’entrechoquer au point de devoir affronter leur chef directement (Kaid Ahmed, Ahmed Medeghri) ou sournoisement (Bouteflika). Le livre de Fawzi Rouzeik donne largement la parole à Cherif Belkacem qui subit  deux accusations de la part du groupe d’Oujda, ou de ce qu’il en reste :

Primo, il est accusé d’avoir présenté Anissa Al Mansali au Président Boumediene et de le soustraire ainsi à leur compagnie et à leur influence. Auprès de certains diplomates ils vont insinuer qu’elle est d’origine juive et pour mieux noyer leur rival, ils laissent prospérer la rumeur qu’il aurait eu une relation avec elle avant de la présenter au Président. Cette allégorie revient plusieurs fois dans le livre.

Deuxio, il est supposé, avec son épouse étrangère, avoir écrit un livre sulfureux pour dénoncer les mœurs délétères des élites du pouvoir.

Fawzi Rouzeik confirme la thèse déjà répandue de la rivalité grandissante entre deux prétendants à la suite de Boumediene, d’une part Cherif Belkacem et d’autre part Abdelaziz Bouteflika. Cette rivalité constitue un des éléments des Folles Nuits d’Alger.

Le plan anti Cherif Belkacem semble avoir marché puisqu’il est éliminé de la course dès 1975 et un ami me confia l’autre jour que Boumediene failli, à deux reprises, le jeter en prison. Je pense que si Cherif Belkacem avait écrit ce livre, il n’aurait pas hésité à le dire puisqu’il n’hésite pas à révéler des secrets bien plus importants comme le fait d’accuser Bouteflika, de son vivant, d’être la cause essentielle de la mort de Medeghri.

En quoi cette année 1974 est la plus marquante de son règne ?

C’est l’année de tous les possibles, de toutes les ruptures car chaque camp semble aiguiser ses armes. La Bourgeoisie foncière est effrayée par la perspective de la deuxième phase de la révolution agraire qui prévoit la nationalisation de terres privées. Le Président Boumediene prononce un discours marxisant à Lahore, provoquant une colère politique des milieux conservateurs et de toutes les chefferies islamiques de par le monde.

Presque de façon concomitante, il devient Chef des pays du Tiers-Monde après son discours lors de l’Assemblée Générale Extraordinaire des Nations Unies consacrée aux matières premières.

Sur le plan interne, son opposition libérale accélère ses initiatives et c’est pourquoi en deux années, entre 1973 et 1975, le Conseil de la Révolution est allégé de trois personnalités importantes : Kaid Ahmed, Ahmed Medeghri et Cherif Belkacem.

Comment lire ces changements rapides ?

Un Etat est en construction et des groupes sociaux différents tentent d’y imposer leur rythme, leur agenda, leurs hommes, leur vision du monde. Sociologiquement,  l’absence d’une bourgeoisie structurée et d’une classe ouvrière fortement organisée favorise l’éclosion de cette petite bourgeoisie  mi-citadine/mi-rurale qui va se servir de l’Etat pour conduire et construire une nouvelle légitimité politique. Ce processus de formation des classes sociales est encore en cours aujourd’hui. Dans un livre publié en 1978 par Ali El Kenz (sous le pseudonyme de Tahar Benhouria), il disait déjà que « l’enjeu d’aujourd’hui consiste en un processus  d’unification de toutes les formes d’exploitation sous le contrôle du capitalisme d’Etat ».

Quand on observe ce qu’est devenue aujourd’hui la société algérienne au terme de plusieurs décennies dominées par le rôle moteur et initial (au sens de l’accumulation des richesses) d’une sorte de capitalisme d’Etat venu historiquement pallier l’absence d’une bourgeoisie nationale, les prédictions de Lénine méritent d’être nuancées. Il disait que « le capitalisme d’Etat est la préparation matérielle la plus complète du socialisme, l’antichambre du socialisme… »

Il s’agit de la période sous Boumediene, que gardez-vous de cette ère ?

Il y a évidemment une série de mesures négatives dont on garde les séquelles à ce jour comme l’accélération politique (et non pédagogique) de l’arabisation qui a décapité le corps professoral algérien en sciences humaines. Qu’est-ce qui pouvait justifier de renvoyer subitement les Mahiou, Benchikh ou Yachir et les remplacer au pied levé par d’obscurs universitaires égyptiens ou syriens dont on ne connaissait rien ? Si Boumediene s’était affranchi de l’influence nocive de Taleb El Ibrahim, de Benhamouda et en partie de Lacheraf, il aurait pu imposer le bilinguisme, voire le trilinguisme et nous n’aurions pas à souffrir des scores affligeants de nos universités.

Dans le même sillage, cette période est celle où Boumediene fait des gestes politiques insensés en direction des conservateurs comme ce fameux week-end islamique devenu immédiatement un non-sens économique. Lorsque la Charte Nationale vient en débat dans la société algérienne, en 1976, et que l’on nous fait croire que le Président recherche une légitimité à un projet politique moderne, voire progressiste, nous sommes nombreux à nous étonner que dans ce texte, si fondamental, sont exclues deux revendications cardinales : le droit de grève et la question identitaire. Le sommet de l’ineptie avait été atteint lors du Festival Panafricain au cours duquel d’obscurs responsables décidèrent d’interdire à Marguerite Taos Amrouche de se produire.

C’est une période pendant laquelle les citoyens se disaient en droit d’attendre tout de l’Etat au point de ne plus savoir du tout ce qu’était le véritable prix économique des produits qu’ils consommaient. Le comble était que les mêmes produits, acquis au prix administratif, étaient rapidement revendus au prix économique, qu’il s’agisse d’une voiture acquise grâce au bon Sonacome, d’un frigidaire acquis auprès de l’Eniem,  d’un logement, d’un lot de briques acquis auprès d’Edimco, etc, etc.

A côté de ces aspects négatifs, la période de Boumediene c’est aussi la seule période où les Algériens se sentaient fiers d’être une des vitrines d’un monde qui se renouvelait et s’émancipait. C’est bien à Alger, et nulle part ailleurs, que pouvait être réalisés des films majeurs comme La Bataille d’Alger  de Gillo Pontecorvo ou Z de Costa Gavras.

C’est une période au cours de laquelle nous avons vu des Black Panthers descendre fièrement la Rue Didouche Mourad attirant dans leur cortège des centaines de lycéens et d’étudiants, ou nous avons vu des représentants de l’ANC en grande discussion avec Jacques Verges sur la terrasse du Milk Bar, le grand Fidel Castro posant pied à terre et saluant les milliers d’Algérois venant saluer l’homme qui avait vaincu la CIA et ses sbires. Une période réellement exaltante au cours de laquelle tout un peuple se sentait compter et appartenir à un monde en mouvement, une période au cours de laquelle les étudiants sacrifiaient leurs vacances d’été pour aller rencontrer les paysans, la médecine gratuite permettait à des groupes sociaux précarisés de prétendre aux soins…

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