Il continuait de les voir partout

Djilali, un adolescent féru de musique, espiègle et bourré d’humour, aimait faire le buzz, et surtout le buzz sur le dos des autres. C’était juste après l’indépendance, une année ou deux, tout au plus. Il portait ce soir-là une djellaba sombre avec la tête enfoncée dans la capuche et se tenait à l’abri de la pluie sous un porche attenant à son domicile de Dalia, un quartier populaire qui fut, tout au long de la guerre de libération, le théâtre de nombreuses descentes, ratissages et opérations coup de poing menés par les militaires français.

La pluie avait cessé ; les rues gorgées d’eau et faiblement éclairées étaient désertes. Planté là depuis un bon moment sans rien faire, Djilali commençait à s’ennuyer fermement jusqu’à ce petit bruit de pas cadencés, à peine audibles, qui le sortit de sa torpeur ; il aperçut au loin, dans une semi-obscurité blafarde, Âmmi Bachir qui venait dans sa direction en déambulant tranquillement. Petit de taille, la quarantaine bien tassée, l’ancien boxeur amateur et mythomane patenté rentrait tardivement de la dernière séance au cinéma Vox.

Sa façon toute particulière de se mouvoir laissait croire qu’il trainait exagérément les pieds sur le sol mais il n’en était rien puisqu’en réalité il avançait à un rythme soutenu et se rapprochait de plus en plus de l’adolescent surexcité qui attendait avec enthousiasme que le pauvre malheureux arrive à sa hauteur pour lui foutre la trouille de sa vie. Il y avait déjà longtemps que Djilali voulait jouer un mauvais tour à celui qui se prenait pour le Marcel Cerdan du quartier et qui, en réalité, n’était jamais monté sur un ring, et n’avait, non plus, jamais été un résistant de la première heure, doublé, comme il se targuait de l’être, d’un combattant au courage exceptionnel.

Arrivé à trois mètres de lui à peine, Djilali bondit comme un ressort de sa cachette et lui cria dessus de toutes ses forces, dans en français sans accent et volontairement impeccable : « C’est toi que nous recherchons, salopard de fellagha, t’étais passé où ? Attrapez-le ; c’est lui leur chef, prenez-le vivant ; passez-lui les menottes, mettez-le dans le coffre ; vite, vite, l’hélico nous attend ; on se dépêche… » Dans le premier dixième de la première fraction de seconde qui suivit les premières syllabes de la violente injonction lancée par le farceur, Âmmi Bachir n’était déjà plus là ; il fit un bond vertigineux sur le côté, s’arracha du sol à la vitesse de la lumière, dévala en un temps record la ruelle encore ruisselante et disparut dans la nuit noire.

Après avoir troqué sa djellaba pour un blouson en ayant fait un rapide crochet par chez lui, Djilali prit un raccourci et se rendit devant le domicile de Âmmi Bachir. Ce dernier faisait une pause sur le seuil de sa porte ; il avait le corps plié en deux, les mains encore sur les hanches, l’air hagard, les yeux exorbités, le souffle court, les narines exagérément écartées et le front dégoulinant de sueur. « Mais qu’est-ce qui t’arrive, Âmmi Bachir, tu as l’air essoufflé ? » lui demanda l’adolescent, feignant la surprise. « Ah, si tu savais mon fils, je crois que ce soir j’ai commis l’irréparable, peut-être un mort ou même plusieurs, mais ne t’inquiète pas, ce sont des militaires français que j’ai attaqués ; ils étaient certainement en mission d’observation dans les parages ; leur chef était déguisé d’une djellaba et tenait un fusil-mitrailleur ; c’est lui que j’ai neutralisé en premier. Attention, tu n’en parles à personne », lâcha Âmmi Bachir, en redressant son buste et en lui demandant de patienter qu’il reprenne son souffle pour retourner ensemble, prudemment, sur les lieux du tragique événement.

Une fois sur place, Âmmi Bachir se pencha légèrement et fit craquer une allumette devant le porche où avaient été supposément commis « les meurtres » dont il prétendait être l’auteur. Il dit, l’air inquiet, en s’adressant à Djilali : « Il y a peut-être encore des traces de lutte sur le sol ; baisse la tête, tu as certainement une vue meilleure que la mienne. Peut-être fait-il trop noir pour voir les flaques de sang ; il faudra sans doute revenir demain quand il fera jour ».  Avant de redresser la tête, Djilali revint à la charge : « Il n’y a pas de traces de lutte ni de sang par ici ; es-tu sûr que tu les as terrassés à cet endroit ? » Âmmi Bachir, légèrement contrarié, lui répondit avec, cette fois-ci, un ton professoral pour rendre plus crédible sa version des faits : « Oui, c’est ici, bien sûr ; ils ont dû être évacués en urgence, cela fait déjà une bonne heure ; c’est même certain car ils avaient des téléphones militaires de liaison que j’entendais grésiller ; ceux qui ont survécu ont dû demander de l’aide par radio et l’évacuation des blessés a dû se faire rapidement ; tu sais, les paras français ne laissent jamais leurs morts derrière eux, plus particulièrement dans un quartier dangereux comme le nôtre », conclut-il en s’éloignant dans la pénombre, laissant Djilali s’abandonner enfin aux fous-rires qu’il avait contenus difficilement pendant tout ce temps.

Et dire que plus un seul militaire français ne se trouvait sur le sol algérien depuis bien longtemps déjà, le rapatriement des troupes françaises et l’indépendance de l’Algérie commençant à dater. Âmmi Bachir, lui, le savait pertinemment ; il en était même parfaitement conscient puisqu’il ne voyait déjà plus ces satanés militaires français lui non plus, mais avait-il un autre choix que celui de faire semblant, pour espérer figurer lui aussi, comme beaucoup d’autres, un jour quand il ne sera plus là, dans le roman national.

Extrait du roman Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200

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