« La combativité est en train de gagner les autres idiomes » (Rabah Sebaa, anthropologue)

Cette interview publiée en 2012, vient encore rappeler que le combat de Rabah Sebaa pour la préservation de l’héritage linguistique algérien, ne date pas d’hier. Professeur d’Anthropologie culturelle et sociolinguistique, M. Sebaa affirme que « toutes les langues ont leur place en Algérie. » « C’est cette volonté de les mettre sur un échiquier artificiel qui n’a pas sa place », estime-t-il.

La place des langues maternelles dans notre pays. Le cas du kabyle, notamment qui au fil des années s’est appropriée le statut de langue « revendicative. »

Si le kabyle occupe une place particulière, cela est dû à la dimension militante qui a toujours accompagné l’exigence de sa survie. Pour comprendre pourquoi la langue amazighe a fini par s’imposer comme langue nationale et qui sera forcément un jour officiel, il faut remonter à l’époque coloniale, aux luttes syndicales et bien évidemment au printemps berbère. C’est chaque fois le kabyle qui a été le fer de lance de la revendication et non pas l’ensemble des variantes amazighes. Mais cette combativité culturelle et linguistique est en train de gagner l’ensemble des idiomes algériens.

Comment l’identité de l’Algérien se tisse-t-elle au fil du temps surtout que nous sommes « inhibés » quand il s’agit de faire référence à sa langue maternelle?

Il y a lieu de constater que les langues algériennes se sont imposées comme composantes à part entière de l’identité nationale. La sinistre idéologie du monolinguisme véhiculée par la non moins sinistre programmatique arabisation est, à présent, frappée de caducité. Il existe, maintenant, des radios locales et quelques titres de presse dans les langues locales ou régionales ce qui était inimaginable il y a seulement une décennie.

Les productions théâtrales, romanesques, cinématographiques… bref culturelles ne sont-ils pas freinés à cause des « balises linguistiques » dont nous portons aujourd’hui lourdement le poids?

Elles sont surtout freinées par le double monopole politique et économique étatique. L’essentiel de ce qui s’est produit ces dernières années l’a été dans le cadre ou plus précisément dans le moule des grandes manifestations officielles telles l’année de l’Algérie en France (2003) Alger, capitale de la culture arabe (2007), le festival panafricain (2009) ou Tlemcen capitale de la culture islamique (2011). Cela fait plus d’une décennie que des budgets colossaux sont engloutis par des productions médiocres, sélectionnées et gérées par un encadrement plus que médiocre qui est en charge de la culture nationale. A l’extérieur de ce cénacle de la médiocrité officielle et solennel, l’imaginaire culturel algérien foisonne dans ses langues naturelles. Beaucoup de productions libres dans les domaines que vous venez de citer ont été produites en arabe algérien, en kabyle, en chaoui et en français et qui contredisent les nullités officielles. C’est donc en toute logique qu’on considère qu’il est dangereux de leur donner de la visibilité aussi bien en Algérie qu’à étranger.

Y a-t-il lieu de parler d’un « complexe linguistique » en Algérie?

Dans le sens étymologique du terme complexus signifie un ensemble qui contient des éléments différents, ce qui est effectivement le cas pour l’Algérie qui est une société plurilingue, nonobstant la thèse officielle.

Mais si vous faites allusion à la dimension ou à la signification psychanalytique de la notion de complexe, il est pour le moins évident qu’il existe, en Algérie un complexe linguistique dans le sens où la question est frappée par une scotomisation politique qui charrie un triple déni vis-à-vis de la langue amazighe, de l’arabe algérien et du français.

Quelle est la place réelle du français ?

C’est une langue algérienne à part entière. Dans un ouvrage que j’ai intitulé, L’Algérie et la langue française, je parle d’altérité partagée voire d’altérité intérieure ou intériorisée.

Le fameux butin de guerre de Kateb Yacine revêt, à présent, une signification sociale. La langue française est quotidiennement en actes dans l’habitus linguistique algérien

Finalement aucune langue n’a vraiment sa place en Algérie?

Bien au contraire toutes les langues ont leur place en Algérie. C’est cette volonté de les mettre sur un échiquier artificiel qui n’a pas sa place. Toutes les langues algériennes se sustentent les unes les autres et n’ont de sens que dans cette proximité qui fonde la substruction de leur existence dans ce continuum

Qu’entendez-vous de « notre société répond à une configuration linguistique quadridimensionnelle » ?

La quatrilinguité signifie l’existence de quatre grands ensembles linguistiques que composent l’arabe algérien, la langue amazighe, l’arabe conventionnel et le français. C’est bien de cela que se compose le réel linguistique en Algérie mais cette quatrilinguité recèle elle-même tout un faisceau de nuances. Dans la langue amazighe il y a bien sûr le kabyle mais il ya le chaoui, le targui, le mzabi et toutes les variantes du tachalhit qu’on parle aussi bien à Boussemghoun qu’à Oukda, près de Béchar ou à Béni Snouss. Cela est aussi valable pour le français que pour l’arabe officiel.

Vous faites beaucoup référence dans vos contributions aux « thèses officielles » sur les langues en Algérie. Comment peut-on se libérer réellement de ce poids du « discours officiel » qui sanctionne finalement les langues minoritaires et les interlocuteurs aussi ?

C’est la société qui se charge de juguler ce volontarisme politique cherchant à la mutiler d’une partie de sa parole ou plus précisément de ces paroles et de ses conduites langagières. Il suffit d’observer ce que sont devenues toutes les mesures oppressives accompagnant la soi-disant « politique » d’arabisation. C’est le réel linguistique qui a pris le dessus sur le factice et le forcé.

 

Entretien réalisé par Hamida Mechai. Publié pour la première fois à El Watan, le 21-02-2012.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *