Le Printemps berbère : petits souvenirs d’un événement majeur

En Avril 1980, je faisais une enquête de terrain sur le phénomène associatif à travers une dizaine de wilayas du pays dans le cadre de la recherche pour une thèse de Doctorat de 3ème cycle en Science Administrative intitulée « Les Associations en Algérie. Réflexions sur les stratégies étatiques vis-à-vis du phénomène associatif » soutenue en fin de compte à Montpellier en Juin 1982.

Lire la société à travers le mouvement associatif

Je me présentais à chaque wilaya pour demander de consulter le fichier des associations en précisant que c’était dans le cadre d’un travail universitaire. De façon générale, le préposé au service des associations, lorsqu’il existait, demandait l’avis d’un supérieur car il leur semblait étrange qu’un universitaire s’intéresse au nombre des associations de parents d’élèves, à celui des associations culturelles  ou, encore, aux associations religieuses.

À Bejaia, je me suis entretenu longtemps avec un chef du service des associations pour lui expliquer que le nombre des associations, leur objet social, leur déploiement géographique, la qualité de leurs dirigeants, la réalité de leur vie organique, tout cela constituait une grille de lecture d’une société en pleine évolution. J’ai même conseillé au Secrétaire Général, qui a fini par nous rejoindre, de recruter quelqu’un pour faire des synthèses trimestrielles.

À Setif, après avoir décliné ma qualité et l’objet de ma venue, un haut responsable me reçoit dans son bureau et me dit : « Oui, mais vous n’êtes pas sociologue, on m’a dit que vous étiez juriste. » J’ai répondu que la compréhension ou la lecture  des changements sociaux, c’est le travail de toutes les sciences sociales et que, bientôt, les sociologues, les démographes et même des économistes s’y mettront.

Parce que j’étais juriste et non sociologue, beaucoup de fonctionnaires locaux déduisaient que c’était plus la question de la liberté d’association qui m’intéressait car je demandais des précisions sur les délais entre le dépôt du dossier et la réponse de l’administration, sur d’éventuelles procédures judiciaires, etc.

À Batna, c’est le chef de cabinet du Wali qui est venu interrompre les consultations autorisées par le préposé. Il est encore plus direct : « À quel service de sécurité vous appartenez ? Est-ce que le Mouhafedh FLN est au courant ?»

C’est donc une période particulière que ce printemps 1980 et j’ai senti les administrations locales sur leurs gardes, méfiantes dès lors que l’on venait fourrer son nez dans la façon dont est traitée la liberté d’association des citoyens.

J’avais compris que pour Batna l’hostilité inélégante du chef de cabinet était due au fait que je m’étais intéressé de plus près à trois dossiers d’associations culturelles, une d’Arris et deux de Batna. En réalité, elles traitaient plus d’histoire et d’archéologie que de questions linguistiques ou identitaires.

C’est à Skikda qu’un vieil administrateur a répondu à ma question sur les délais extrêmement longs dont se plaignaient des citoyens qui avaient constitué une association de sauvegarde de leur ensemble immobilier. Il m’avait dit : « Sachez Monsieur qu’il n’y a jamais de dossiers urgents, il n’y a que des gens pressés».

Là où j’ai vraiment eu accès aux fichiers des archives, c’était à Alger parce qu’elles étaient entreposées (ou plutôt abandonnées) dans un autre immeuble que celui de la wilaya. J’ai fait le constat suivant : toutes les associations culturelles avaient un dossier volumineux en raison des tracasseries administratives posées et répétées par la wilaya mais également en raison des rapports de police qui signalaient le moindre évènement inhabituel dans les activités ou la visite d’un élément extérieur à l’association.

Dans un livre en cours de parution, j’ai expliqué longuement ces trouvailles.

« Toi, tu nous chèches des histoires »

Une fin drôle tout de même.

En Avril 1980, en compagnie de deux amis algériens et d’un ami français, je reviens de Bou Saada et nous nous dirigeons vers Tizi-Ouzou où je devais faire les mêmes démarches pour les associations locales.

Un détail important pour la suite : nous avions tous les quatre acheté un chèche noir.

À quelques kilomètres de la ville, nous sommes bloqués par un embouteillage auquel nous ne comprenons rien avant qu’un taxi nous informe de ce qui se passait depuis quelques jours et, plus précisément, depuis que la grand Mouloud Mammeri fut refoulé alors qu’il venait présenter son livre sur la poésie kabyle.

Un jeune se propose de nous aider à  contourner le barrage mais en vain et, comme il fallait bien dormir quelque part, ce jeune nous amène sur la route de Tala Guilef après avoir contourné Boghni par une piste.

Il se fait tard et nous montons vers Thala Ghilef. Sur la route, des dizaines de jeunes kabyles, plus ou moins alcoolisés, observent notre voiture qui était alors conduite par notre ami Jean Pierre, avocat parisien.

Un peu plus haut, nous sommes tout simplement arrêtés et, là, nous comprenons  immédiatement que nos chèches noirs troublaient nos censeurs du soir. Nous enlevâmes nos chèches mais Kamel, notre ami chaoui, refusa de s’exécuter.

À l’entrée de l’auberge de Thala Ghilef , le groupe qui voulait en découdre avec nous à cause du chèche est bloqué par quelques adultes qui remarquent que l’un de nous continuait à arborer son chèche.

Craignant une suite non souhaitable, c’est notre ami Jean Pierre qui lance à Kamel : « Toi, tu nous chèches des histoires », ce qui a fait beaucoup rire le comité d’accueil qui finira par organiser un véritable débat sur la question culturelle au cours duquel  je fis un compte-rendu de ce que je venais d’observer sur trois ou quatre willayas à propos de la liberté d’association.

Le printemps berbère à Montpelier

De retour à Montpellier  fin Avril 1980, je découvre une grande effervescence chez les étudiants algériens avec, d’une part, ceux qui dénonçaient la répression atroce dont ils avaient entendu parler grâce aux médias occidentaux et, d’autre part, ceux qui faisaient cortège au pouvoir et dénonçaient la fameuse « main de l’étranger ».

Très rapidement, le Comité Autonome des Etudiants algériens, créé en 1979 en réaction au  suivisme béat de l’UNJA, décide d’animer le soutien et la solidarité avec le mouvement culturel créé par les évènements de Tizi-Ouzou  et, depuis, propagé à Alger et Oran.

On avait bien imaginé que les cercles du pouvoir allaient réagir par l’intermédiaire de leurs organisations de masse et, ici en milieu étudiant, c’était l’UNJA, Section des Étudiants, dirigée par un chimiste d’Oran qui deviendra plus tard Recteur, puis Sénateur et enfin Ministre. Ce que nous n’avions pas imaginé du tout, c’était la réaction encore plus hostile et plus musclée de l’importante  communauté  des étudiants marocains et de leurs organisations syndicales et politiques.

Il n’était pas question pour l’UNEM (Union Nationale des Etudiants Marocains) ou l’USFP (Union Socialiste des Forces Populaires) d’entendre parler de question berbère. À chaque fois que nous posions une table d’information devant un Restaurant Universitaire, nous avions droit à un chahut bien organisé avec un grand nombre d’individus qui nous entouraient afin d’interdire aux  étudiants marocains de nous approcher.

Après les premières escarmouches, les premières tables renversées et les livres de Mammeri par terre,  nous avons fini par nous organiser pour assurer un service d’ordre autour de nos manifestations en milieu étudiant mais le boycott très politique  de l’UNEM, le syndicat des étudiants marocains, avait donné  les résultats suivants :

1. Beaucoup d’étudiants marocains nous toisaient d’un regard méprisant ou ne nous parlaient plus ; les plus virulents d’entre eux se mettent à déchirer toutes nos affiches, en ville comme à l’université.

2. Les étudiants tunisiens, syriens, irakiens ne comprennent pas  immédiatement ce qui se passe et ils assistent sans intervenir aux agressions verbales que nous subissions. Un Syrien, responsable du Baas, vient nous parler de Oumma Arabiya et nous confirme, dans le cas où nous l’aurions oublié,  que nous en sommes des  membres éminents.

3. Les étudiants marocains berbérophones, originaires  du Sous, du Rif  et du Moyen Atlas, après avoir observé silencieusement  nos manifestations et expositions ou débats, décideront en Juin de passer à l’action et c’est là que tout va changer.

En effet, une quinzaine d’entre eux décident de venir assister à une soirée culturelle autour de la question berbère pour laquelle nous avions fait venir un chercheur d’Aix-en-Provence.

Nous sommes ravis évidemment car la salle du Truel est pleine à craquer, beaucoup d’étudiants, ni Arabes ni maghrébins, voulant de plus en plus s’intéresser à la problématique que les évènements de Tizi-Ouzou avaient mis en lumière.

La première découverte pour ceux qui ne connaissaient pas bien la question fut d’apprendre ce soir-là, par la bouche d’un étudiant marocain, que la question berbère n’était pas du tout exclusivement algérienne et encore moins kabyle.

La deuxième découverte ce soir-là fut évidemment, grâce au conférencier, la découverte de l’onomastique berbère du Maghreb et bien d’autres termes comme l’amazighité au lieu et place de la berbérité.

Au milieu de la soirée, des amis restés à l’extérieur nous apprennent que des étudiants de l’UNEM sont dehors et certains disent qu’ils veulent voir les étudiants marocains qui sont présents. On signale aussi la présence des fameux nervis de l’Amicale des Travailleurs Marocains.

Le responsable de la salle fit venir la police afin d’assurer la sécurité mais nous étions prêts à les défendre nous-mêmes.

Au fil des semaines, le nombre des étudiants marocains issus des zones amazighes grandissait autour de nos tables devant les restaurants universitaires, allant jusqu’à créer un débat politique au sein du syndicat étudiant marocain accusé de protéger un royaume tortionnaire.

Ainsi donc, aussi bien chez nous que chez les étudiants marocains, beaucoup plus nombreux, la question culturelle devenait peu à peu une question éminemment politique et ni les chefs de l’UNEM, ni ceux de l’UNJA ne pouvaient la contrarier et encore moins l’interdire.

Il faut dire que ce qui a le plus déstabilisé les étudiants de l’UNJA et leurs chefs venus de Toulouse et Marseille, c’était le fait que nous n’étions pas tous amazighophones car beaucoup d’entre nous étaient de Sidi Bel Abbes, de Khemis Miliana ou d’Alger et ne parlaient pas kabyle.

Peu à peu, à la rentrée universitaire, nous prenions l’habitude de faire nos rencontres avec, à la tribune, des Algériens mais également des amis marocains et en particulier Aderghal et Ouzegane.

Nous décidâmes alors de faire venir à Montpellier le chanteur Ferhat dans une grande salle avec pour titre de son affiche « Soirée Culturelle Berbère » avec la précision importante qu’un débat aurait lieu après le concert. Nous avions inondé la ville et les universités de nos affiches annonçant le chanteur et le débat. Mais nous nous rendions compte chaque matin que nos affiches étaient déchirées et nous apprenions, par diverses sources, que c’était bien les étudiants de l’UNEM. qui faisaient ce sale boulot. Nous en aurons la confirmation le soir où un binôme algéro-marocain a subi une agression physique au moment où il s’apprêtait à poser des affiches au Restaurant Universitaire Triolet.

Amazigh, le prénom qui a fait pleurer Ferhat Mhenni

Le concert eut lieu évidemment avec un succès retentissant dans la ville et finalement tout ce qu’avaient fait les étudiants marocains de l’UNEM et en partie ceux de l’UNJA, c’était d’exciter encore plus la curiosité du plus grand nombre puisque le débat dura une partie de la nuit.

Le 17 Novembre 1980, mon fils est né à Montpellier et nous décidâmes, mon épouse et moi, de l’appeler Mehdi-Amazigh, ce qui ne posa aucun problème à l’état civil de la ville de Montpellier pour l’enregistrer ainsi dans notre livret de famille.

Même si je ne partage plus rien avec Ferhat, je dois tout de même dire que lorsqu’il a pris dans ses bras un enfant qui s’appelait Amazigh, ses larmes n’étaient pas des larmes de crocodile, il était effectivement ému aux larmes.

Mais lorsque je me présente au Consulat d’Algérie à Marseille pour inscrire notre fils sur le passeport, les choses se passèrent différemment.

Le gars de l’état civil me dit :

« Ah non, on n’a pas le droit d’inscrire ce prénom, il n’est pas algérien, si vous voulez, on marque Ameziane.»

« Et pourquoi ? »

« Nous avons des lois monsieur. »

« Il n’y a aucune loi, vous racontez n’importe quoi, vous parlez à un juriste qui prépare un doctorat en Droit. »

Sur ce, un autre responsable déboule et me dit tout aussi froidement :

« Ok, il n’y a pas de loi, mais nous avons des circulaires. »

« Vos circulaires sont des textes internes, elles ne me sont pas opposables. »

Pendant tout ce temps, je jetais un œil intéressé sur les registres et je voyais nettement des Nazim, Sonia, Ludmila, Chaihinez, Yanis, Linda, Sarah, autant de prénoms très algériens n’est-ce pas ?

Curieusement, les gens qui attendaient derrière moi ne m’ont pas pris en grippe et certains ont même dit que j’avais raison.

Pas nécessaire d’être kabyle pour aimer les Amazighs

Face à mon intransigeance, les gars décidèrent de me faire monter chez le Consul Général et, à l’époque, c’était M. Mohamed Fasla, un Tlemcénien, un homme de culture qui sera quelques années après Directeur du Théâtre National.

Il essaya de me raisonner mais je lui tins les mêmes arguments. Il décida de faire venir un adjoint qui s’adressait à moi en me parlant en kabyle.

Ne comprenant pas un mot de kabyle (à cette époque), le Consul Général fut étonné que je ne lui réponde pas et je finis par lui dire que je ne parlais pas kabyle. Il se tint la tête avec ses deux mains et me dit :

«Vous nous faîtes tout ça et vous ne parlez pas kabyle ?»

J’entendis alors son adjoint appeler vers en bas et je crus comprendre le mot « Thametothis».

Je l’arrêtai de suite et lui dis que d’abord ma femme n’était pas là et qu’elle parlait encore moins kabyle que moi puisqu’elle est algéroise.

Le Consul Général sembla avoir besoin d’explications et lorsque nous restions seuls dans son bureau, je lui expliquai que je n’étais pas le berbériste que ses hommes ou lui-même avaient imaginé. Je lui ai dit que je voudrais que plus tard mon fils puisse faire le lien entre la Mitidja et « Itij », qu’il sache que Frenda veut dire littéralement « Ils se sont cachés là » ou encore que Tlemcen signifie « les sources qui coulent », etc.

 Je suis reparti avec mon passeport sur lequel Amazigh était bien inscrit mais il a rajouté un dernier mot dont il aurait pu se passer :

« Je vous conseille de ne pas aller en Algérie maintenant, avec ce prénom… »

Quinze jours après, Janvier 1981, j’arrive au contrôle PAF de l’aéroport d’Alger et je tends mon passeport au premier policier qui l’ausculte attentivement puis me regarde, me dévisage et se lève, heureux comme quelqu’un qui vient de gagner au Loto :

« Ismis Amazigh ? »

Je réponds que « oui, il s’appelle Amazigh » et là, j’ai vu le policier, brandissant mon passeport à la main, qui  s’en va le montrer à ses collègues en criant :

« À Belaid mouqel kan, ismis Amazigh ! »

Les autres policiers venaient me dévisager et, malheureusement, je n’ai pas vraiment compris les compliments ou les recommandations qu’ils me faisaient en kabyle.

Soulagé et confiant dans ce pays qui semble être en fait un continent culturel, j’avais écrit une lettre ouverte au Consul qui, manifestement, connait mal le pays qu’il représente.

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