« Les vies (multiples) d’Adam » de Lamine Benallou : Quarante jours et une vie… de dérives en engrenage salutaire !
Réalité et fiction sont les maîtres-mots du genre romanesque. Le talent de l’auteur y tisse sa toile de soie, telle l’araignée prédatrice aux aguets du moindre insecte. Pris au piège le présent se décline à tous les temps impatients de l’histoire dans un dédale d’épisodes du plus dramatique au plus captivant. Dans cette création arachnéenne au fil de quarante jours, Lamine Benallou ne nous fait grâce dès le début de cet engrenage romanesque d’aucun détail sidérant qui heurte le bon sens et les âmes sensibles. À bon entendeur salut !… Mais d’autres dimensions plus profondes sur la conduite de l’existence sous-tendent l’histoire.
Comme le mentionne la 4ème de couverture de ce livre pour le moins déstabilisant, « … jusque-là, Adam mène une vie paisible ». La tentation d’y ajouter « l’important ce n’est pas la chute, mais l’atterrissage » (1). En effet, l’amour conjugal inconditionnel du personnage pour Amina, son épouse, réserve des surprises abyssales déclinées jour après jour, après le décès brutal de cette dernière et la perte de sens de l’existence. Les embaumeurs de l’Égypte ancienne y perdraient leur latin !…
Dans une banlieue d’Oran, le décor est planté, à tous les sens du terme, et la surprise, plutôt la sidération du lecteur, guette. Au cœur du royaume de la vie privée de ce couple modèle et famille aimante, qui vient juste d’inaugurer une nouvelle cuisine entièrement équipée offerte par la fille venue du Canada, l’immense frigo va jouer un rôle capital. On frémit déjà et pas que de froid ! …
Au passage, la culture livresque et musicale d’Adam qui donne à ses amis les surnoms de ses personnages préférés de roman, ponctue et divertit ses cogitations face à la douloureuse réalité. Camus y côtoie Hervé Bazin sur les notes de l’Adagio d’Albinoni ou d’« une suite symphonique du compositeur russe Rimski-Korsakov », et des phrases du célèbre écrivain argentin Borges citées sans retenue, y renforcent ses bilans existentiels. Pour nier le destin funeste, tordre le cou à son profond désarroi en continuant de séduire feue son épouse au doux surnom de Minoucha le jour de son anniversaire, après trente ans de mariage, l’auteur ne serait-il pas en train de créer à son insu un sanctuaire par le biais de cet univers savant tragi-comique ?
Dans ce contexte renversant de confusion, la vie publique resurgit parfois sous le feu des critiques d’Adam à l’égard de la société atteinte chaque vendredi « d’hypocrisie et de léthargie générale ». Aucune issue ne semble accessible dans cette chute brutale. Mais c’est sans compter avec la soudaine découverte des cahiers intimes et scabreux d’Amina qui vont accélérer le vertige terrifiant du
Mais c’est sans compter avec la soudaine découverte des cahiers intimes et scabreux d’Amina qui vont accélérer le vertige terrifiant du personnage. Leur contenu on ne peut plus licencieux, voire très libertins, va bouleverser l’existence déjà perturbée de celui dont « le présent n’existe pas… le futur n’existe pas non plus… il ne sera jamais comme on le souhaite », seul « le passé existe comme souvenir ».
On l’aura compris, ce roman interroge et galvanise à la fois. Dans ce contexte extravagant, enrichi constamment de références culturelles : des « Pensées pour moi-même » de Marc Aurèle à « La Muqaddima » d’Ibn Khaldoun en passant par « El siglo de las luces » d’Alejo Carpentier, ou encore Gabriel Garcia Marquez, la bibliothèque universelle de Babel symbole de savoir infini et de défi à l’imagination humaine, n’est pas ici un trompe-l’œil en papier peint ! « Tout arrive par une succession d’événements. »… Après une entrée en matière surréaliste, l’intrigue semble ne servir que le goût immodéré d’Adam pour le Savoir. Son intérêt est donc là, tapi derrière le récit de menus détails quotidiens. Peu à peu, se profile un aperçu des connaissances encyclopédiques impérieuses et nécessaires face à la réalité décevante, à ses « doutes » ou à une absence de Paradis, à un « néant » affirmé par Pablo, son nouvel ami altruiste et érudit, vieil homme originaire d’Espagne, rencontré au cours du « Neuvième jour », tout autant passionné de littérature. D’ailleurs, leurs digressions savantes déclenchent chez Adam l’envie de se remettre à l’écriture, sa « chère Muse », pour défier l’« utopie » de l’existence et le vide laissé par la disparition de l’être aimé.
Adam perd la notion du temps qui devient « un élément aléatoire » visité par le fantôme d’Amina et d’autres présences étranges dans la maison de Pablo mise à sa disposition. Serait-ce l’inspiration de l’écrivain qui reprend son territoire dans cette déambulation initiatique, puisque Adam apaisé, réussit après tant de doutes labyrinthiques à écrire son roman ?
La quête de la Connaissance à travers les écrivains emblématiques cités lors des échanges entre Adam et Pedro apparaît comme urgente et majeure.
Au cours des jours passés chez Pablo et de son amie Emilia, Adam découvre ainsi la « gnose », philosophie ésotérique, d’auteurs anciens qui vont nourrir son inspiration, comme celle d’Ahmad b. Ali al-Buni. De plus en plus convaincu par la sagesse platonicienne dont « Le savoir est la seule valeur qui a un sens. », Adam élargit son champ d’existence trop paisible avec l’amour pour son épouse et accède à une nouvelle sagesse.
De contes légendaires d’Arabie en discussions philosophiques à bâtons rompus, une voie nouvelle s’ouvre pour le personnage. Le désespoir intime de la perte de l’aimée n’est plus une fin, mais l’amorce d’une quête philosophique pour d’autres univers envoûtants, avec pour seule compagnie : soi-même, à découvrir inlassablement.
Dans ce monde en questionnement où plus d’« un virus… nous fait subitement découvrir qu’en plus, nous pouvons tous devenir l’un de ses damnés de la terre, l’un de ces « laissés-pour-compte »… », pour reprendre les constats de Lamine Benallou dans un de ses articles scientifiques récents (2), cette histoire insolite proche du conte met en exergue la nécessité d’espaces de dialogues et de relations interculturelles, comme en attestent les échanges assidus des deux personnages Adam et Pablo.
« Les vies (multiples) d’Adam » en quarante jours de deuil, quarante phases de réflexions, tout aussi éprouvantes par leurs aller-retours dans un passé fantasmé, ne sont que des étapes essentielles et l’antichambre d’une transformation radicale d’une vie plus épanouie où la cohabitation complexe de la civilisation arabo-musulmane et de l’identité hispanique à travers les livres tient ici une place émulatrice.
Comme dans toute histoire assaillie de détails routiniers, méfions-nous de l’arbre qui cache la forêt de la connaissance infinie et salutaire.
(1) Phrase culte du film « La haine » de Mathieu Kazovitz
(2) Revue des sciences sociales – Socialités et Humanités – N° 8/2020
« Les vies (multiples) d’Adam » de Benallou Lamine
Éditions Frantz Fanon- février 2022 (358 pages)
Bio express : Benallou Lamine est né à Oran, il vit en Espagne depuis 1994. Écrivain, enseignant de Linguistique et Littérature espagnoles dans plusieurs universités. A publié des travaux et nouvelles dans diverses revues, et plusieurs romans dont « Les porteurs de parole » chez L’Harmattan (1998).
Cet article a été publié avec l’aimable autorisation de la rédaction du quotidien Le Chellif.
Bonjour,
Cette chronique qui nous fait découvrir un écrivain exceptionnel, nous donne le ton et la teneur du roman avec une telle force, que j’ai cette envie immédiate de découvrir cet ouvrage, qui doit avoir une dimension philosophique en plus de pousser le lecteur à des interrogations sur la complexité de l’humain, de la vie… Je souhaite bonne continuation pour Jacqueline Brenot qui sait mettre en exergue les points forts d’un roman, en nous donnant cette envie irrépressible de le ire. Bonne continuation à Jacqueline Brenot et franc succès à Benallou Lamine.