Primo Levi, l’écriture contre l’oubli

« Mon nom est 174517. Nous avons été baptisés et aussi longtemps que nous vivrons nous porterons cette marque tatouée sur le bras gauche » Se questo è un uomo (Si c’est un homme)

174517 est le numéro que Primo Levi se verra tatouer sur l’avant-bras gauche à son arrivée au camp d’Auschwitz en février 1944. De ces 11 mois passés dans un camp de concentration naitra le roman autobiographique Se questo è un uomo (Si c’est un homme) qui paraîtra, une 1ère fois en 1947 chez un petit éditeur, De Silva, à seulement 2 000 exemplaires. Considéré à juste titre comme un chef-d’œuvre, le roman est devenu depuis un classique et l’un des piliers de la littérature de la Shoah.

Écrivain et homme de sciences italien, Primo Levi, piémontais d’origine juive, sera toute sa vie hanté par l’urgence de transmettre son témoignage du Lager d’Auschwitz, cette expérience extrêmement douloureuse mais précieuse qui lui a fourni une certaine compréhension du monde et surtout la faculté d’y réfléchir. D’une intelligence lumineuse, l’œuvre de Levi, guidée par la raison, reflète son engagement.  Depuis sa mort, sa notoriété n’a cessé de croître.  N’appartenant à aucun mouvement littéraire reconnu, il est considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands écrivains italiens du XX° siècle.

Primo Levi voit le jour à Turin en 1919. Il grandit en plein climat fasciste et porte comme tous les enfants italiens « la camicia nera », la chemise noire. Issus d’une famille d’intellectuels, Levi lit dès son jeune âge des ouvrages de divulgation scientifique, que son père Cesare, passionné de lecture, met à sa disposition. En 1938, les lois raciales instaurées par le gouvernement fasciste de Mussolini interdisent l’accès à l’université aux étudiants juifs mais permettent de finir à ceux qui avaient leurs études en cours. Il pourra ainsi obtenir son diplôme de chimie en 1941 sous la direction de Giacomo Ponzio, le seul professeur d’université qui accepte de diriger sa thèse.

En 1942, il déménage à Milan pour un emploi de chimiste au sein d’une usine suisse de médicaments. C’est durant cette période que Levi entre en contact avec les antifascistes militants et la résistance. Il sera arrêté le 13 décembre 1943, avec d’autres partisans et, le 22 février 1944, il sera mis dans un convoi à destination d’Auschwitz, le tristement célèbre camp de concentration.

Après une période de travaux exténuants et de traitements inhumains, il obtient, grâce à son métier de chimiste et sa connaissance de l’allemand, un travail dans les laboratoires de la Buna, une entreprise de fabrication de gomme.

Cette année-là, les Allemands avaient besoin de main-d’œuvre et ils avaient pour cela momentanément suspendu les exécutions de prisonniers et amélioré sensiblement la qualité de vie dans les camps de concentration. C’est à tous ces hasards que Levi dit avoir eu la chance de survivre. Il sera toute sa vie profondément engagé dans cette mission de transmission de mémoire, au nom de ses compagnons ayant traversé l’horreur. Il écrira au nom des vivants et particulièrement au nom de ceux qui n’avaient pas survécu aux camps de la mort.

Dans une longue interview accordée à Philippe Roth[1] en 1986, Levi explique avoir vécu l’expérience d’Auschwitz dans une condition mentale exceptionnellement vivace. « Je voulais enregistrer chaque détail, dit-il. J’avais un désir intense de comprendre, comme un naturaliste qui se retrouve transporté dans un endroit monstrueux mais nouveau. L’expérience d’Auschwitz a balayé définitivement toute l’éducation religieuse que j’avais reçue. Si Auschwitz pouvait exister, alors il ne pouvait y avoir un Dieu. »

En 1945, lorsque les SS fuient devant l’avancée des Soviétiques, entrainant avec eux plus de 58 000 prisonniers, dont très peu survivront,  Levi atteint de scarlatine ne peut être déplacé et se retrouve abandonné dans l’infirmerie avec d’autres malades. Le camp sera libéré par les Russes le 27 janvier 1945.

Après un long périple de huit mois à travers l’Europe de l’Est, Levi revient en Italie. Il y retrouve sa famille miraculeusement épargnée. Le récit de ce long voyage de retour sera au centre de son roman La Tregua, La trêve qui sera publié en 1963. À Turin, il rencontre Lucia Morpugo qu’il épouse en 1947, avec qui il aura 2 enfants et devient par la suite directeur d’une entreprise de produits chimiques.

Cette vie normale lui permet ainsi d’affronter sa propre mémoire et la tragédie du Lager. Il commence à rédiger Se questo è un uomo dont les chapitres n’ont pas été écrit en succession mais par ordre d’urgence comme il le rappelle lui-même dans la préface du roman. A noter que le onzième chapitre est une puissante métaphore de l’enfer dantesque : la détention dans le Lager est comme un voyage dans l’outre-tombe dont les prisonniers ont perdu l’espoir de sortir.

Observateur du camp de concentration, il en note tous les détails. Il explique que c’est aussi une manière de mettre de la distance entre lui et la brutalité du quotidien. C’est justement la science et son regard de scientifique qui vont lui permettre de dépasser l’horreur de ce qui l’entoure. « Le système concentrationnaire produit des esclaves, dit-il, qui se transforment en cadavres ». C’est sa bonne condition physique et une résistance peu commune, qu’il a développées notamment en pratiquant l’alpinisme dans sa jeunesse, qui lui permettent de survivre.

Mais la société italienne d’après-guerre qui voulait surtout oublier et se reconstruire refusa longtemps d’écouter les survivants. Auschwitz remettait en question beaucoup de fondements de la société occidentale. Ce n’est qu’à la fin des années 50 que les témoignages des déportés, les récits des survivants ont commencés à être publiés.

Ainsi, la deuxième édition de Se questo è un uomo paraitra 11 ans après la 1ère, auprès de la grande maison d’édition italienne Einaudi.

Successivement, paraissent Il Sistema periodico, Le Système périodique (1975) qui trace le portrait de ses ancêtres et de la communauté juive du Piémont, La Chiave a stella, La Clef à molette (1978), qui obtient le prestigieux Premio Strega en 1979,  tête-à-tête entre un monteur de constructions métalliques et un chimiste, et en 1982 le roman Se non ora, quando ? Maintenant ou jamais, les aventures picaresques d’un groupe de partisans juifs dans la Pologne occupée. Il reçoit pour ce roman le Prix Campiello et le prix Viareggio.

Les thèmes de son œuvre sont principalement le monde hébreu, la déportation, le monde du travail et la science. La réflexion sur la dimension humaine du travail parcourt toute l’œuvre de Primo Levi. Le rapport au travail est un rapport complexe puisque l’amour du travail est présenté comme une forme de bonheur sur terre.

La science et en particulier la chimie ont toujours été au centre de la vie et de l’œuvre de Primo Levi. Il ne fait ainsi jamais de distinction entre son activité d’écrivain et son métier de chimiste. Il a toujours tenu plutôt à souligner l’importance de sa formation scientifique qui lui a offert des points de vue et des instruments originaux et utiles dans son travail d’écrivain. Le pourquoi du mal du monde est certainement l’un des questionnements au centre de son œuvre et de son existence.

Son dernier roman, I sommersi e i salvati, (Les naufragés et les rescapés), paru en 1986, est certainement le plus sombre de ces livres. Défini comme un ouvrage « scientifique», Levi y décrit, en observateur, le destin de ces hommes dans l’enfer de l’univers concentrationnaire.

Le langage de l’écrivain Primo Levi est sobre et renvoie à une réalité précise. Son but n’est pas de séduire le lecteur par des effets de style mais de lui raconter des vérités. Il évite de susciter les émotions pour stimuler chez le lecteur sa capacité de jugement. Il étudie l’homme comme le ferait un scientifique qui observe le comportement des espèces.

L’esprit critique, qui est par essence celui du scientifique, remet tout en question et s’oppose à l’esprit dogmatique du fascisme qui, comme tous les extrémismes, refuse le débat et la contradiction.

Il faut souligner également que les poèmes de Levi (environ 80) que l’on peut retrouver aujourd’hui dans le recueil Ad ora incerta, paru en 1984 chez Garzanti sont très différents de ses romans. Dans ses poèmes, la subjectivité jaillit et il crie son désespoir et l’horreur d’Auschwitz qui ne cesse de revenir.

Mais son engagement n’est pas seulement celui de l’écrivain puisqu’à la fin des années 70, il aura visité environ 170 écoles en portant dans chacune d’elle le témoignage de la tragédie vécue afin de lutter contre l’oubli, afin que les jeunes générations n’oublient pas les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Primo Levi se sentait éminemment responsable et investi dans ce rôle de témoin : il racontait le fascisme, le nazisme, le Lager, la déshumanisation, la volonté de briser toute résistance, d’écraser la dignité humaine. Il se devait de témoigner afin de comprendre : « Considérez si c’est un homme qui travaille dans la boue, qui ne connait pas la paix, qui lutte pour un quignon de pain, qui meurt pour un oui ou pour un non. »

L’état dépressif dont souffrait Levi à la fin de sa vie s’explique en partie par la maladie de sa mère atteinte d’Alzheimer et par ses propres problèmes de santé.

Il est retrouvé mort le 11 avril 1987, suite à une chute, au pied des escaliers de son immeuble. La thèse du suicide est avancée mais le doute persiste car Levi souffrait de vertiges dû à son traitement antidépressif.

En 2019, le centenaire de l’anniversaire de sa naissance a donné lieu à de nombreuses rencontres, lectures, débats aussi bien à Turin, sa ville natale, qu’à Paris et d’autres villes. Le centre d’études Primo Levi s’engage à diffuser le témoignage et la mémoire de l’écrivain à travers le monde.

Le site https://www.primolevi.it offre un excellent parcours en italien et en anglais à tous les lecteurs désireux d’en savoir plus et de consulter les archives en ligne de l’œuvre de Primo Levi.

 

[1] Romancier américain, 1933-2018.

6 thoughts on “Primo Levi, l’écriture contre l’oubli

  1. Bravooooo madame Sandra. C’est très intéressant. Nous sommes très fière d’avoir une encyclopédie vivante comme vous dans notre département.

  2. Merci pour cet excellent résumé de la vie et l’oeuvre de Primo Levi. Je le découvre franchement. J’ai été trés boulversé par la fin de sa vie. C’est terrible de vivre celà. J’ai relevé aussi une date : le 22 FEVRIER 1944, date à laquelle il fut embarqué vers le camps de cncentrtion de triste nom. Un 22 février…

  3. Merci Sandra pour cette contribution sur un auteur dont le nom m’était un peu familier. Maintenant je peux dire que je le connais enfin.
    J’ai aimé apprendre ceci « La réflexion sur la dimension humaine du travail parcourt toute l’œuvre de Primo Levi. Le rapport au travail est un rapport complexe puisque l’amour du travail est présenté comme une forme de bonheur sur terre. »
    Un thème qui m’intéresse et j’ai une référence supplémentaire à mon actif.

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