Le petit pisseux et son complice

J’entends encore la voix de ma tante qui me susurrait à l’oreille : « Tu diras à Aïssa le boucher, un R’Bôo d’agneau… » soit le quart d’une livre ou d’un demi-kilo si on veut, ou alors le huitième d’un kilo, ce qui revient à cent vingt-cinq grammes de viande, pour faire plus simple. Autant dire peu, très peu, « juste pour le goût dans la marmite », disait-on. Alors que je tirais le lourd verrou métallique pour ouvrir le portail du haouch et m’élancer vers la boucherie, elle continuait de s’adresser à moi en se tenant, mains sur les hanches, sur le seuil de sa porte qui donnait sur la cour commune, élevant sciemment la voix cette fois-ci afin que ses voisins entendent ce qu’elle voulait bien qu’ils entendent : « tu lui diras bien un kilo d’agneau, un bon kilo, bien pesé et surtout pas un gramme de gras s’il te plaît, mon mari ne le digère pas ».

Immense dans son art de la roublardise quand elle voulait faire croire qu’elle ne manquait de rien en cette année 1957 où les gens de notre catégorie sociale ne mangeaient pas de viande, ou alors très chichement et exceptionnellement seulement. Comme rien ne la faisait briller socialement, elle s’arrangeait avec ses rêves les plus fous en les nourrissant avec ce qu’elle avait à portée de sa main et du mieux qu’elle pouvait. A mon retour, elle me prenait dans ses bras, m’embrassait affectueusement sur les joues et le front, me murmurant plein de choses que je ne comprenais qu’à moitié. Fière de moi, elle disait à tout bout de champ : « mon neveu n’a que six ans, il n’est ni fainéant ni benêt ; c’est un dégourdi, un vrai ! ».

En pension chez elle à chaque fois que notre père répudiait son épouse du moment, il nous arrivait de nous chamailler, mon frère Ahmed et moi, mais ce jour-là les choses dégénérèrent plus que d’habitude. Il me poussa dans le dos, me faisant chuter de tout mon long sur le sol, la tête la première. En me relevant, une estafilade saignait en dessous du menton. Je le frappai à mon tour avec une planche qui traînait par-là, sans faire attention qu’un clou était planté à son bout ; il la reçut sur la tête et se mit à brailler tellement fort que le mari de ma tante accourut en premier. La chevelure de mon frère dissimulait les tâches de sang sur son crâne, alors que mon agression, elle, était apparente, quelques gouttelettes dégoulinant du menton sur mon tricot, suffisamment pour que la main de notre oncle se dirige droit sur la joue de mon frère qui se prit une gifle lourde, grasse, violente. J’avais pleuré avec lui cette fois-ci et ne l’avais pas quitté du reste de la journée.

La nuit qui a suivi ce misérable jour, je me suis réveillé en sursaut, me rendant compte que j’avais fait pipi sur moi. Mon sommeil agité avait remonté jusqu’aux aisselles ma « abaya », la robe blanche qui sert habituellement de pyjama aux petits garçons. L’absence de culotte n’arrangeait pas le tableau, elle aurait pu éponger un peu et m’éviter de ressembler à un castor sortant de l’eau. Mon grand frère, qui s’était serré contre moi dans son sommeil, avait lui aussi des traces d’urine, le mien, sur sa robe mais rien de bien méchant, comparé à la raclée monumentale que nous allions recevoir tous les deux au réveil de l’ogre. Il commencerait certainement par le petit pisseux en chef, là d’où le premier jet de la discorde avait jailli, c’est-à-dire moi, avant de passer ensuite au complice du petit pisseux, c’est-à-dire mon grand frère, victime collatérale qui avait déjà reçu un acompte plus tôt dans la journée. Cet oncle de circonstances, rustre et frustre à la fois, ne faisait pas de distinction entre nous quand il s’agissait de nous cogner. Mon cœur se mit alors à battre fort, très fort.

Dans l’obscurité, je réveillai mon frère en lui parlant à voix basse pour ne pas réveiller la chaumière. Gêné de lui raconter ma mésaventure, je lui dis simplement que je voulais qu’on rentre à la maison pour rejoindre notre père. Au beau milieu de la nuit et à moitié endormi, il ne comprenait pas, refusant d’ouvrir les yeux, mais j’insistai en commençant à pleurnicher dans le noir, doucement d’abord, puis un peu plus fort ensuite ; et là, il prit peur. Nous avançâmes à quatre pattes jusqu’à la porte de la seule pièce qui leur servait de logement. Le temps était doux mais le jour n’était pas encore là. La peur donnant des ailes, aucun de nous deux n’avait pensé prendre ses savates. A brides abattues, les yeux presque fermés, seul le balancement de nos corps était rythmé par le bruit feutré de nos plantes de pieds qui léchaient le sol à grande vitesse. Arrivés à bon port, nous tambourinâmes longtemps contre le portail en bois de notre haouch avant d’entendre la voix chevrotante d’un voisin : « C’est qui ? ».

L’air brassé tout au long de notre course avait séché et dissipé l’odeur d’urine ; ni mon père ni ma tante ne surent les vraies raisons de notre chevauchée nocturne, traversant à toute berzingue les quartiers de Dalia, Boudia, puis du Derb, sur plus d’un kilomètre de bitume, le tout avec nos robes-pyjamas portées par le vent comme deux petits voiliers au loin, les pieds nus, la morve au nez, les tignasses hirsutes et en plein couvre-feu.

Extrait du roman Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200

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