« Sans la liberté de création, rien de pérenne ne pourra se mettre en place » (Hadj Miliani, professeur de littérature)
Professeur de littérature, intellectuel connu pour ses contributions dans différents domaines de la culture, Hadj Miliani reconnaît le soutien de certains groupes d’action culturelle par des instances relevant de l’organigramme étatique. Dans ce sillage, il met en garde contre les discours qui essayent de rentabiliser la culture. « Il faut faire attention à ce que le discours de la rentabilité et de l’investissement privé ne soit pas un moyen de liquider en douce le patrimoine public et de fermer des institutions au nom de la rentabilité », souligne-t-il.
Tout d’abord, en tant qu’universitaire, intellectuel actif sur les territoires de la culture locale, quelle est votre vision des scènes culturelles algériennes, l’une sous l’égide du ministère de la Culture et des Arts (officielles), et l’autre qui se pratique sans aucun lien avec ce département étatique (non officielle) ?
Le secteur culturel se distingue par des structures et des institutions publiques gérées par l’Etat et d’autres de nature privée ou associative. Les théâtres régionaux, les instituts de musique, les bibliothèques publiques, les écoles de beaux-arts, les salles de la cinémathèque, etc. constituent le plus gros du maillage culturel en Algérie. Le reste relève de pratiques privées et associatives qui bénéficient d’une relative autonomie dans leurs projets mais souffrent du manque de ressources financières et l’accès aux médias étatiques et aux structures officielles. Il faut reconnaître néanmoins que beaucoup de ces groupes d’action culturelle ont pu bénéficier du soutien ou du parrainage des communes, wilaya ou de quelques subventions.
Le théâtre, la musique, ainsi que plusieurs autres activités culturelles et artistiques sont livrées à l’action associative qui n’arrive plus à se gérer financièrement ; pourtant, les associations en Algérie ont donné à la scène artistique nationale et internationale de grandes figures du cinéma, du chant… comment expliquez-vous cette mutation ?
La crise économique a touché tous les secteurs depuis quelques années déjà. Il ne faut pas oublier que 90% des associations dépendent des lieux et des programmations des manifestations des institutions publiques. Les restrictions budgétaires ont touché massivement les actions liées à la culture. De nombreux festivals ont été supprimés et les autres ont vu leur financement diminué de 30 à 50%. Avec la pandémie et la fermeture des espaces, cela a pris une proportion encore plus importante. Et il faudrait un vrai plan Marshall de l’Etat pour restaurer et dynamiser le secteur. A l’exemple de Roosevelt lors du New Deal en 1933 avec le Federal Project Number One qui a touché la littérature, la musique, le théâtre les Arts. 7000 écrivains, 16000 musiciens, 13000 comédiens, des centaines de peintres, de sculpteurs et de photographes ont pu être recrutés et ont pu travailler pendant les quatre ans qu’a fonctionné ce programme et qui a permis par exemple à John Huston, Arthur Miller, Orson Welles, Saul Bellow, Mark Rothko ou Jackson Pollock, etc. de commencer leur carrière.
Le ministère de la Culture et des Arts a inauguré, il y’a quelques jours le Forum de l’économie culturelle, débattant de la façon dont on va essayer de numériser et rentabiliser le secteur de la culture. Quelle impression avez-vous vis-à-vis de ces plans ?
Le fait que l’on consacre un forum avec des gens du métier et des experts est une excellente chose. Mais je rappellerai toutefois que de nombreuses rencontres par secteur ou par domaine ont été organisées ces dernières années avec de solides recommandations qui sont souvent restées des vœux pieux. Si la question de la numérisation ainsi que de la rentabilisation semblent avoir fait l’objet d’une focalisation certaine, la réflexion plus globale à la fois systémique et prospective a été très peu mise en exergue. Dans la mesure où l’hégémonie des GAFA et la fragilité des modèles traditionnels face à la pandémie par exemple poussent à repenser le fonctionnement de l’écosystème culturel aussi bien au niveau national qu’à l’international. Pour Emmanuel Négrier et Philippe Teillet (Les trois chocs culturels du Covid19, PUG avril 2020) le choc culturel induit par la situation vécue au niveau mondial se caractérise par un ‘choc de réflexivité’ qui est la première conséquence du confinement. Qui sommes-nous et que faire ? C’est le cas des artistes au sujet de leur statut dans la société. C’est aussi un ‘choc d’inventivité’ ; trouver de nouvelles formes de créativité (p.18). Enfin un ‘choc herméneutique’ (p.20) Donner un sens à tous ces changements. A la suite des confinements les économistes de la culture préconisent l’investissement et la production (jeux vidéo, commerce en ligne, restauration, tournage des films) plutôt que la reprise par la consommation. Ils considèrent que le passage vers le numérique des créations culturelles doit se faire graduellement mais plus systématiquement en évitant de tomber dans ce que certains nomment le capitalisme du numérique avec la monopolisation du modèle des GAFA (David Cohen). Rentabiliser le secteur de la culture par le numérique c’est avant tout à travers une offre de contenu attractive (90% de la consommation des contenus par les algériens sur le net viennent de l’étranger, y compris quand ils sont produits par des algériens).
Pour que l’investissement dans la culture puisse donner des fruits, il doit s’inscrire dans le long terme et se faire dans un climat des affaires où la liberté d’entreprendre, de commercer et de circuler est le maître mot. Or en Algérie, ni la liberté d’investir, ni celle de commercer et de circuler ne sont consacrées. Ne pensez-vous pas qu’il existe contradiction dans le discours du Gouvernement ?
Il est évident que dans le domaine de la culture, sans la liberté de création et d’entreprenariat, rien de pérenne ne pourra se mettre en place. Mais il faut exiger que l’Etat continue à investir et soutenir le secteur en laissant le soin aux praticiens de gérer collectivement les ressources plutôt qu’une structure bureaucratique. Il faut faire attention à ce que le discours de la rentabilité et de l’investissement privé ne soit pas un moyen de liquider en douce le patrimoine public et de fermer des institutions au nom de la rentabilité.
Toutes les cultures du monde s’enrichissent mutuellement, En Algérie, on parle de nécessité de protéger la culture nationale des cultures étrangères. Comment analysez-vous cette posture ? Pourquoi l’Etat algérien a peur de l’ouverture sur le monde ?
La meilleure manière de protéger le patrimoine culturel c’est de le promouvoir selon les normes modernes et non sous les formes folkloriques et dans des cérémonials bavards et pompeux La mondialisation culturelle qui est là depuis des décennies et qui est devenue hégémonique avec Internet se moque bien des replis idéologiques et des discours d’autosatisfaction. Les nouvelles générations sont déjà à l’écoute du monde et sauront produire des œuvres à la dimension de l’humanité.