« Si le soleil s’en souvient » ou l’Algérie enfouie de Jean-Paul Enthoven
Chacun d’entre nous est né dans un endroit qu’il n’a pas choisi. Jean-Paul Enthoven n’échappe pas à la règle commune. Il est né en 1949 à Mascara, la ville de l’émir Abdelkader, perchée sur les hauts-plateaux de l’ouest algérien, où il a vécu une quinzaine d’années. Si tout un chacun se contente de reprendre le nom de sa ville natale sur ses papiers officielles, Enthoven s’est évertué pendant toute sa vie à cacher son lieu de naissance et, secrètement, à regretter d’y être né. Pendant très longtemps, cet esthète a fait croire qu’il était le produit de la bourgeoisie des beaux quartiers parisiens. L’âge venant, le voilà en train de nous offrir ce flamboyant Si le soleil s’en souvient dans lequel il nous dévoile sa véritable extraction.
Dès les premières pages, nous savons que l’auteur allait tanguer entre l’évènement passé authentique et l’épisode supposé, les circonstances qu’il n’a jamais vécues mais qui ont été tellement rêvées qu’elles sont devenues irréfragables. Si le soleil s’en souvient est bien un roman qui navigue dans les eaux d’une autobiographie qui s’appuie tantôt sur le passé vrai tantôt sur un passé qui aurait pu dérouler ses fantasmagories.
On ne guérit jamais de ce que l’on a vécu. Le livre débute par la description de cette atmosphère propre à celle des pieds-noirs qui se pensaient plus importants qu’ils ne l’étaient en réalité dans cette Algérie de papa qui poussait ses derniers soupirs et dans laquelle « la violence était comme chez elle dans cette Algérie-Egérie ». Ça commence par l’inauguration du cinéma Vox que le père du narrateur a bâti malgré les « évènements » qui font rage depuis quelques années. C‘est Moby Dick de John Huston d’après Herman Melville qui inaugurera le cycle. Pour une raison très simple : Edmond, puisque c’est de lui qu’il s’agit, le père du narrateur, ressemblerait à Gregory Peck, le héros du film. Edmond est un homme qui compte dans la ville.
Jean-Paul Enthoven s’évertuera pendant le demi-siècle à venir à cacher ses vraies origines, à mettre du plomb sur un éventuel accent sudiste, à ne pas prononcer le mot « rapatrié » qu’il exècre. Il nous relate les deux dernières années à Mascara en mettant en avant ces fameux « évènements » : le mitraillage de la séance inaugurale du Vox alors qu’il se trouvait au balcon avec sa famille, l’assassinat de son professeur de piano dans un autobus, l’attentat par explosif de la maison familiale du narrateur, égorgement des animaux… N’est-ce pas ces « évènements d’Algérie » qu’il a vécus dans sa jeunesse qu’il a voulu à tout prix effacer de sa mémoire comme s’ils s’étaient déroulés très loin de sa vie passée ? Effacement programmé pour une nouvelle naissance tel un Phénix ayant connaissance de ses propres forces pour jouer au caméléon et tromper non seulement sa propre personne mais surtout tout son monde : ses amis, les hommes qu’il fréquentés, les femmes qu’il a aimées… Peut-on aller jusqu’à dire que Jean-Paul Enthoven s’est finalement désaffecté de son passé dans le seul but de conquérir Paris ?
Si je mesure la folle quantité d’énergie qu’il m’aura fallu au fil des ans, surtout au début, pour secouer les pellicules sommaires et encore ensoleillées qui firent escorte à mes premiers pas de rapatrié ― ce mot, quelle horreur, pour l’apatride définitif que je suis devenu ― tant fut âpre ma hâte d’éliminer mes mauvaises manières d’origine, mes scories sudistes, sans oublier les reliquats d’accent qui me transformaient en créature d’emblée disqualifiée, aux yeux de ceux auxquels je voulais plaire et ressembler… Lorsque des questions d’appartenance se posent, le narrateur trouve en lui les traces d’un lien collectif qui marque son identité ; parfois, des traces qu’il n’aime pas, dont il voudrait se défaire et qui deviennent persécutives. C’est proprement la haine de soi. On identifie le sujet à ce lien qu’il rejette. Parce qu’il fait partie de lui, il y échoue.
Il reste que ce roman majestueusement bien écrit nous donne l’occasion de découvrir le véritable homme qui s’est toujours caché derrière de faux semblants.
Jean-Paul Enthoven, Si le soleil s’en souvient, Éditions Grasset, mars 2024, 208 pages.