Écrire et lire en barbarie selon Hannah
Quand je pense à Hannah, je ne sais plus si je dois écrire ou lire. Ecrire quoi ? Lire quoi ? Hannah est une Algérienne pas comme les autres. Née au cœur de la nuit coloniale d’un père juif algérien et d’une mère italienne, elle a eu une enfance heureuse dans le vieux quartier d’Alger où elle a vu le jour. Après l’indépendance, bien que ses parents, de modestes fonctionnaires, n’aient pas pris part pour l’indépendance algérienne, elle est restée et a travaillé comme enseignante de français, une langue qu’elle aime plus que toutes les autres – elle maitrise très bien l’hébreux, l’allemand et l’arabe. À soixante-dix ans aujourd’hui, elle ne fait que lire. Elle n’écrit jamais. Elle aime Jean Pélégri mais elle lui préfère Sadek Aissat. Elle peut relire cinq fois d’affilé un livre de Malek Haddad, lire et relire autant de fois Mohammed Dib, Assia Djebar ou Mouloud Mammeri. Mais la sérénité de ces écrivains ne la rassure pas parce que, pour elle, il y a feu en la demeure, et une écriture qui ne s’alarme pas et qui n’alarme pas, même quand elle rassure, n’est qu’un vain talent. « Le monde s’effondre, s’ensauvage, perd son innocence. On vit dans un viol permanent depuis que l’on a appris à respirer. Ecrire comme si ce viol était du passé est un crime», dit-elle. À vrai dire, Hannah n’aime pas les écrivains talentueux. Elle préfère ceux qui bouleversent par leur authenticité, par la viscéralité de leur écriture, par l’intense magnétisme des humanités en souffrance qui les habitent, par les folies qui prennent leur tête d’assaut. Souvent, autour d’un thé à la menthe ou d’un whiskey, elle cite un Américain qu’elle a connu et avec qui elle eu une aventure à Paris : Paul Auster. Hannah a connu Paul début des années 80 dans une petite salle de cinéma rue Mouffetard : L’épée des bois. Paul était poète et rêvait de traduire toute la belle poésie française en américain. Il en écrivait aussi. Mais Hannah n’aime pas la poésie. Elle avait fait un serment nocturne à Théodor Adorno : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare ». Elle avait aussi fait un serment à Frantz Fanon : « Écrire un poème après la guerre d’Algérie est barbare ». Les deux promeneurs parisiens se sont appréciés, puis passionnés l’un de l’autre, non pas parce qu’ils sont nés le même jour, le 03 février 1947, mais parce que c’étaient les même vibrations du monde qui les faisaient frissonner. « Un homme qui souffre est une fracture dans le corps frêle de l’humanité », susurre souvent Hannah dans l’oreille de Paul qui lui réplique : « T’as raison ma chère. Nous sommes dans un monde dont l’âme a perdu la virginité ». Mais, malgré leur passion foudroyante, leur relation se compromet à vue d’œil parce que, poète dans l’âme, Paul ne voulait faire rien d’autre qu’écrire. Écrire des poèmes. Hannah vivait l’entêtement de son ami à ne faire que de la poésie et sa passion pour lui comme un véritable parjure. Leur amitié est devenue impossible. Ils se séparent au bout de quelques semaines. Définitivement. La mort dans l’âme. Une année plus tard, en 1982, Hannah reçoit un courrier dans lequel Paul Auster lui envoie son premier roman, publié sous le nom de Paul Benjamin, avec comme dédicace : « La littérature est l’encyclopédie des folies humaines ». Depuis, Hannah s’intéresse à la poésie et ne la distingue plus du roman. Elle lit Atahualpa Yupanki, Malek Alloula, Louis Aragon, Milan Kundera, Tchicaya U Tam’si, Herman Hesse, Ernesto Sabato, Primo Levi, Philip Roth… Elle lit même Paul Celan, celui qui a défié Adorno et Fanon en continuant à écrire des poèmes après Auschwitz et après la guerre d’Algérie. C’est que, désormais, Hannah croit avoir compris, mieux que quiconque, le sens de la poésie en particulier et de la littérature en général : il s’agit d’une musique qui ne vise ni à accompagner les mots dans leurs aventures sémantiques ni à déréaliser les horreurs et les bonheurs dont ils peuvent être chargés, mais à charrier les extrêmes et à perturber les silences, tous les silences, qui se liguent contre le monde. Ecrire et lire en dehors de ce périmètre philosophique n’est qu’une affligeante perte de temps pour elle.