Les langues arc-en-ciel
De plusieurs vocables, refais un mot neuf, un mot total, un mot étranger à la langue.
Stéphane Mallarmé
Après l’anglais, revoilà le français. Le mandarin et le turc sont déjà dans la salle d’attente. Et d’autres arrivent à vive allure. Décidément, les langues choisissent immanquablement l’Algérie pour venir se chamailler. Une chamaille qui se donne, chaque fois, des airs de trouvaille. Et des allures d’urgence nationale. Mais cette chamaillerie n’est revisitée que par intermission. Quand une plate mesquinerie se sent titillée. Ou bien pour glaner un strapontin dans le gouvernoir. Une offre de service dans le cercle des histrions. Ou même dans le carré des funambules. Peu importe. L’essentiel est de se montrer entreprenant dans l’art de proférer des insanités sur les langues. Emballées et commercialisées comme d’authentiques originalités. Mais cette fois-ci l’arlequinade monte d’un cran dans la bouffonnerie. Elle ne demande rien de moins que de criminaliser l’usage du français. Et dans la Constitution s’il vous plaît ! Sans nous dire dans quelle prison les tenants de cette pantalonade comptent mettre l’État algérien qui commet le crime de publier le Journal Officiel de la République Algérienne en français. Ni de quelle taille est la cellule où cet État hors la loi peut-il être enfermé. Non. On se contente uniquement de déterrer les incantations habituelles et d’agiter les fantasmagories rituelles. Mille fois ressassées. Car ces flibustiers savent que la question linguistique est loin d’être à la portée. Tout simplement parce qu’ils ignorent tout des sciences du langage. De la moindre bribe de la sémantique. Et du moindre résidu de la linguistique. Eux, les sentinelles de la langue plus que fourchue. Les sombres dépositaires autoproclamés de la parole nationale. Portant les soutanes d’un sacerdoce inquisitoire. Et s’érigeant en tribunal rédhibitoire. Pour passer les menottes à une langue. L’emprisonner sans le moindre procès. Avant de la présenter au peloton d’exécution. Pour crime de sonorités aggravées. Au nom du même couple malheureux. Le couple francophonie-arabophonie, de sinistre mémoire.
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Alors que les deux langues nationales et officielles n’ont toujours pas trouvé leurs marques significatives et signifiantes. Bien des questions les concernant demeurent largement pendantes. Comme le statut sociétal de la première et les modalités effectives de la socialisation de la seconde. Comme le discriminant linguistique dans l’enseignement des sciences expérimentales et des sciences sociales. Les premières en français et les secondes en arabe. Et surtout le rôle des deux langues officielles dans la transmission des savoirs et des connaissances. Tant à l’échelle de l’université qu’au niveau de toute la société. Ainsi que leurs apports à la communication, aux cultures, aux arts et à la création artistique. Rien de tout ça. Car il s’agit d’aller vite en besogne pour lyncher le français. Cette part damnée de notre altérité intérieure. Cette partie de notre altérité intrinsèque. Car le monde entier sait que les Algériens ont la chance inouïe de regarder l’univers à travers un kaléidoscope linguistique magnifique. Une multilinguité sociétale mirifique. Comme des fenêtres chargées de couleurs, qui donnent sur des horizons prodigieux. Des langues suintant la sensibilité et l’imaginativité. L’expressivité à fleur de peau. Un algérien largement partagé, un tamazight solidement enraciné, un arabe amplement officialisé et un français intelligemment réapproprié. Sans compter les parlers régionalement ou localement circonscrits et qui attendent d’être, un jour, enfin reconnus, valorisés et socialisés. Un imaginaire linguistique vivifiant dans un plurilinguisme pétillant. Comme un écrin de mots passionnément entrelacés dans leurs vives impulsions. Des mots entremêlés d’où jaillit une fluorescence en mouvement. Et voilà qu’un sombre agrégat de braconniers des langues veut les figer dans l’exiguïté de la fixité. Tous ces mots, de toutes ces langues, sont nés pour exprimer le désir de vivre. Des mots qui tournent le dos aux ellipses du bois massif. Et à l’hypocrisie d’un souverainisme frelaté. À un pseudo nationalisme boueux. Et à un arabisme empuanti. Qui veulent leur coudre les lèvres avec du fil qui sent farouchement le moisi. Le hargneux, le revêche et l’acrimonieux. Dans acrimonieux, il y a toutes les lettres du mot crime, que l’agrégat des boucaniers veut constitutionaliser. Criminaliser une parole. Criminaliser une expression. Criminaliser des mots. Les menacer d’échafaud. Les vouer à la potence. Des mots qui expriment leur bonheur d’être prononcés. Par plusieurs générations, jamais en manque d’imagination. Ni en panne de métaphores. Des générations qui parlent à leur société. Dans une palette de langues fleuries. Des générations tressant des bouquets de mots de multiples couleurs et de plusieurs accents. Comme des bruissements qui dansent sur des dalles de lumière. Des bouquets de mots vivants, giclant des entrailles d’une société qui vibre. Une société qui vit. Une société qui n’a pas honte de s’émerveiller avec des mots arc-en-ciel. Une société qui ne répugne pas à s’exclamer en couleurs. Et à aimer en aquarelles. Une société qui exprime. Une société qui s’exprime.