Oran, le raï, Buenos Aires et le tango

J’ai toujours vu un parallèle indéniable et évident entre le raï et le tango, Oran et Buenos Aires: deux villes, deux genres de musique, pourtant éloignés, et je m’étonne souvent de ne pas avoir lu une analyse comparative sur le sujet, et entre les textes du chantre du tango argentin Carlos Gardel, et le king du raï, cheb Khaled.

Les deux musiques sont toutes deux, par exemple, nées dans les bas-fonds, l’une dans les « maisons closes » de la capitale argentine, Buenos-Aires et l’autre plonge ses origines et ses racines dans les « mahchachate » (tavernes, lit. Lieux de consommation de cannabis) d’Oran.

Le tango serait né dans les faubourgs de Buenos Aires (Argentine) et de Montevideo (Uruguay), pendant le dernier quart du XIXe siècle.

L’étymologie du mot reste encore aujourd’hui toujours incertaine: les historiens proposant de nombreuses et diverses origines locales ou africaines.

L’historique :

En 1810, l’Argentine, indépendante se dote d’une capitale, Buenos Aires, et dès 1870, elle fait appel à l’immigration européenne pour assurer son développement économique. Le port de Buenos Aires voit débarquer alors plusieurs millions d’immigrants, surtout italiens (notamment des napolitains qui exerceront plus tard une certaine influence sur les mélodies du tango chanté) et espagnols, mais aussi allemands, français, juifs d’Europe de l’Est, etc.

Tous rêvent de faire fortune sur les terres du nouveau monde.

Ils s’entassent à la périphérie sud de la ville dans d’immenses bidonvilles, genre de favelas, où ils se mêlent à une population locale misérable et miséreuse.

Celle-ci est composée essentiellement de deux communautés.

Celle des anciens paysans et gauchos (gardiens de bétail) qui ont quitté la pampa (campagne argentine).

Et celles des noirs, mulâtres et créoles descendants eux d’anciens esclaves.

Dans les faubourgs qui se peuplent à vue d’œil, au coin des rues ou dans les patios, s’improvisent alors d’humbles petits bals populaires avec quelques instruments de musique (flûte, guitare, parfois mandoline, bandonéon), et des pas de danses du monde entier.

Notamment une version de la habanera, issue de la contradanza espagnole, elle-même issue de la contredanse française. Importée à Cuba par les colons espagnols et des Français venus de Haïti et de Louisiane, la contradanza est imitée et pastichée par les esclaves noirs et les créoles pour donner naissance à la habanera cubaine, qui elle-même inspirera à la fois le tango et la rumba.

Parmi les autres influences européennes du tango naissant, mentionnons entre autres la « tarantella » et la « canzione » du sud de l’Italie, la polka, les danses traditionnelles tziganes et yiddish, et même la valse viennoise.

S’élabore ainsi, entre 1870 et 1890, une nouvelle danse populaire métissée spécifiquement argentino-uruguayenne: la milonga, qui donnera naissance vers 1890-1900 au tango argentin.

Signalons enfin qu’en raison du manque chronique de femmes, (75% de la population est masculine), les hommes désoeuvrés dansent entre eux.

Ils s’inspirent de leurs danses traditionnelles pour inventer de nouvelles figures tout en imitant, pour les pasticher, les danses picaresques locales et surtout les danses cadencées des noirs: le premier véritable style de tango dansé.

Le soir, les hommes se rendent dans les lupanars, les bastringues qui fleurissent dans les faubourgs et dans les zones mal famées du port et des abattoirs de Buenos- Aires. Ils passent la nuit à boire, à frimer et à danser avec les filles de joie au son de vieux pianos déglingués ou de petits orchestres improvisés avec piano, violon et guitare.

C’est donc dans ces lieux de débauche que naît le tango argentin dansé, évoquant le plus souvent la séduction et l’acte sexuel.

Au cours de ces nuits agitées, les premiers milongueros (danseurs de tango) expriment leur machisme et leur virilité mais aussi par moments leurs sentiments d’exil et de nostalgie, leurs peines de cœur et leurs désirs inassouvis avec des textes souvent obscènes. Progressivement, ils vont développer et codifier les pas assez simples et rapides ainsi que les rythmes plutôt marqués et enjoués de la milonga pour donner naissance au tango orillero, un nouvel art typiquement portègne (de porteño, de Buenos Aires), du pas de deux et de l’abrazo (enlacement) enrichi de figures lascives et de mouvements à connotation sexuelle qui scandalisent la bonne société puritaine du centre-ville.

Plus tard apparaît l’une des figures mythiques du tango, Carlos Gardel (1890-1935) qui portera cette musique, et lui donnera un statut international.

Quant au raï, selon le désormais classique « L’aventure du raï », de Bouziane Daoudi et Hadj Miliani, ce genre musical algérien, est né dans sa forme traditionnelle, au début du XXème siècle dans la région de l’Oranie.

Cette musique se modernisera, passant de la « gasba » et du « galal » aux instruments modernes (accordéon, saxophone et synthétiseur) dans les années 1970, puis internationalisée depuis les années 1990 avec, surtout la figure de Khaled et de Mami.

Etymologies:

Le mot raï bénéficie en arabe de plusieurs sens assez liés:

« façon de voir », « opinion », « point de vue », « conseil », parfois « objectif », « plan », « pensée », « jugement », « volonté », « libre choix »…

Selon le journaliste Mohamed Balhi, ce nom viendrait de l’époque où le cheikh (maître), où les poètes de tradition melhoun du style bedoui et plus précisément sa variante le « wahrani », prodiguaient sagesse et conseils sous forme de poésies chantées en darija.

Une autre explication au nom donné à cette musique d’improvisation est l’interjection « Ya raï ! » (Va, dis !) utilisée pour relancer l’inspiration des musiciens et des chanteurs dans les fêtes rituelles.

Historique du raï:

A partir des années 1920, les maîtres du melhoun traditionnel de l’Ouest algérien tels Cheikh Khaldi, Cheikh Hamada ou même plus tard Cheikha Remitti, représentent la culture algérienne traditionnelle.

Leur répertoire est double:

– Le registre officiel célèbre la religion, l’amour et les valeurs morales lors des fêtes des saints des tribus, les mariages ou les circoncisions que l’on écoute en famille.

– Le registre tendancieux et irrévérencieux (une échappatoire aux rigueurs de la morale islamique) est interdit, et chanté essentiellement dans  certains cercles, les souks et les tavernes (mahchachate).

Danseuses, musiciens et clients, parlent et consomment de l’alcool, du haschich, fréquentent des femmes, et jouissent des plaisirs de la chair.

C’est surtout la deuxième forme qui est à l’origine du raï moderne.

Le registre irrévérencieux est remis au goût du jour à travers notamment l’héritage des medahates dont Cheb Abdou a été le précurseur dans les années 1990.

Dans les années 1930, on chante le wahrani, adaptation du melhoun. Cette musique se mélange aux autres influences musicales arabes, mais aussi espagnoles, françaises et latino-américaines, comme le font remarquer Daoudi et Miliani.

C’est ainsi que, vers les années 1950, avec Cheikha Remitti, cette musique qui, à l’origine, ne rassemble que quelques chanteurs, finit par s’étendre, après l’indépendance, à l’ensemble de l’Algérie. Les instruments traditionnels du raï (nay, derbouka, bendir…) s’accommodent de la guitare électrique comme chez Ahmed Zergui ou de la trompette et du saxophone  comme chez Bellemou ou Belkacem Bouteldja.

Cheikha Remitti, considérée comme la mère (sulfureuse) du raï moderne donne déjà des concerts très discrets à l’époque de la colonisation française.

Le raï a déjà « un goût de soufre » qui rappelle le tango argentin et son désir de transgression.

Entre les années 1960 et la fin des années 1980, le raï traditionnel subit encore de nombreuses transformations avant d’arriver à sa première forme connue en France, forme qui permettra le début de son internationalisation.

Au début des années 1980, les synthétiseurs et les boîtes à rythmes font leur apparition, le raï s’imprègne des influences du rock, pop, funk, reggae et disco avec notamment le duo Rachid et Fethi.

Il existe également des groupes comme le mythique Raïna Raï (Hakda, Zina), de Sidi Belabbés, très populaire en Algérie, qui colore ses morceaux avec d’autres genres musicaux.

Plusieurs artistes féminines de raï émergent (ils viennent souvent des Meddahates) telles que Chaba Zahouania, Chaba Fadela ou Cheikha el Djennia.

Cette nouvelle musique mélange instruments traditionnels, synthétiseurs, batterie électronique et basse, remettant au goût du jour de vieilles mélodies.

Le premier Festival du raï a finalement lieu à Oran en 1985. Face à l’engouement des jeunes algériens, le gouvernement reconnait officiellement le raï.

On voit bien donc les profondes similitudes entre les deux types de musique, même s’il n’existe pas de danse spécifique de raï, comme pour le tango :

– Naissance dans les bas-fonds, et chez le petit-peuple.

– La combinaison de plusieurs genres musicaux.

– Désir de transgression patente par des mots (le raï) ou la danse sensuelle (le tango).

– Les mêmes thématiques: l’alcool, l’amour brulant et sans filtres ni fioritures, la passion, l’exil, la misère, l’indécence, la mélancolie, l’exclusion, le machisme et la virilité, la nostalgie, les peines de coeur et les désirs inassouvis.

– Une mauvaise réputation, et le rejet par la bourgeoisie et la société des gens « biens. »

– Une musique contre le « puritanisme » de la société bien-pensante.

– Une culture de la marge, une « contre norme » culturelle face à celle du « pouvoir. »

Rappelons aussi que le tango a été inscrit au patrimoine mondial immatériel de l’Unesco en 2009, et que l’Algérie vient de le faire pour le raï.

Ce ne sont là que quelques traits de comparaison entre le raï et le tango. Un travail plus sérieux et surtout d’avantage documenté s’impose…

A quand un travail universitaire sur le sujet? (S’il n’existe pas déjà…)

 

 

Sources:

– Adellach, A, Cien años de tango (1981)

– Balhi, Mohamed, Dis-moi mon sort in Algérie Actualité, (10-08-1980)

– Barreiro, Javier, El tango hasta Gardel (1987)

– Bouziane Daoudi, Hadj Miliani, L’aventure du raï (1996)

– Goytisolo, Juan, Argelia en el vendaval (1994)

– Sources numériques.

One thought on “Oran, le raï, Buenos Aires et le tango

  1. De manière concise et claire, le rai est simplement l’introduction des instruments modernes musicaux accompagnant le rock et le slow, dans le chant bedoui tardif, tel celui de boutaiba essaidi,belkhayati, bouteille esghier et autres. Le pionnier véritable du rai est sans conteste mohamed …alias mohamed zergui et sa clique de musiciens dont le chanteur par la suite : mimoune El abbassi.

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