Habitus bourdieusien et complexus morinien : les soubassements de la linguistique de l’entrelacs

L’habitus est un concept aux pieds d’argile qui se répand à foison dans les études menées sur les langues notamment dans les contextes marqués par un plurilinguisme patent ou la coexistence pacifique des langues (Sebaa, 2015 : 68). Il est dérivé de labere au sens de « se tenir ».

E. Durkheim offre une vision définitoire au concept de l’habitus en le désignant par l’ensemble des dispositions acquises par l’enfant au cours de son éducation. Ces mécanismes d’acquisition émanent d’un processus inconscient obéissant à la spontanéité et au machinisme.

Par ce terme, nous désignons l’usage pléthorique, naturel et primesautier des langues de socialisation (matrix language) qui sont utilisées par les locuteurs depuis la prime enfance.

Aux yeux du sociologue P. Bourdieu, l’habitus est une incorporation au sein de la socialisation. Il évoque que les apprentissages informels calibrent les modèles de perception (les conduites), façonnent les modes de pensée et  ancre un imago caricatural et des jugements apodictiques et stéréotypés. En d’autres termes, il cristallise les visions, transforme l’héritage collectif en inconscient individuel et canalise les interprétations envers le monde. P. Bourdieu le qualifie comme « système de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs des pratiques et des représentations. » (1980 : 88)

Quant à la complexité, il convient de distinguer son sémantisme dictionnairique de son inscription épistémologique. Elle est dérivée du terme latin complectere qui signifie embrasser et le contraire de simple. Toutefois, au sens épistémologique du terme, cette approche systémique ne s’oppose pas à la simplicité, elle en fait partie. « La complexité est au cœur de la relation entre le simple et le complexe parce qu’une telle relation est à la fois antagoniste et complémentaire. » (Morin, 2005 : 136). Elle fait florès dans les études sociolinguistiques où le contact des langues-cultures est devenu un fait inéluctable et constatable au quotidien. En effet, le locuteur métisse/tisse les langues – ce phénomène appelé en sociolinguistique pragma-interactionniste par le code switching ou l’alternance codique- pour mener une conversation, in situ, effective et efficiente. E. Morin, pionnier de ce paradigme épistémologique, explique que les faits sont soumis à l’ordre dialogique, à l’implication mutuelle et à l’enchevêtrement interminable (le tout fait partie des parties et les parties font partie du tout) pour qu’ils donnent sens et fassent corps. «Le principe dialogique nous permet de maintenir la dualité au sens de l’unité ». (ibid., 99). Cette vision sociologique et sociologisante montre que la compétence plurilingue ou le métissage des langues faisant surface dans les épisodes interactionnels n’est pas le syndrome d’un dysfonctionnement linguistique ou une « incompétence » communicative chez un sujet parlant, mais en revanche il s’agit d’un locuteur plurilingue capable de remanier les langues en fonction des contextes de production. Cette thèse positive est fortement soutenue par les initiateurs du Cadre européen commun de référence pour les langues (abrégé CECRL). « On désignera par compétence plurilingue et pluriculturelle, la compétence à communiquer langagièrement et à interagir culturellement d’un acteur social qui possède, à des degrés divers, la maîtrise de plusieurs langues et l’expérience de plusieurs cultures. On considérera qu’il n’y a pas superposition ou juxtaposition de compétences distinctes, mais bien existence d’une compétence complexe, voire composite, dans laquelle l’utilisateur peut puiser (CECRL, 2001 : 129).

Cette articulation décloisonnée, entrelacée et hétérogène des langues dans les discours permet aux locuteurs de s’adapter et d’adopter les Normes de la situation de communication (cf.  modèle SPEAKING[1] de D. Hymes (1967)). En faisant référence à une multiplicité langagière, le locuteur produit un continuum linguistique plastique se conjuguant dans des champs circonstanciels et relationnels singuliers.

Pour exemplifier cette approche notionnelle-fonctionnelle du plurilinguisme, nous citons quelques travaux scientifiques, basés sur une approche qualitative, montrant l’interdisciplinarité, la réflexivité/réflectivité et la transférabilité des acquis d’une langue à l’autre en contexte plurilingue.

Dr Hakim Menguellat montre à travers le recours à la biographie langagière le répertoire linguistique dont usent les locuteurs dans la praxis communicative, en expliquant que cette pluralité linguistique mise à l’œuvre jaillit d’un comportement régulier des locuteurs.

Dr Houda Akmoun s’intéresse aux effets du transfert des stratégies rédactionnelles automatisées en L1 sur la production d’un écrit argumentatif en L2 (le français). Elle montre qu’il est possible de prendre appui sur les savoirs acquis en L1 pour l’acquisition de nouveaux savoirs en L2. Cette recherche a pour objectif d’établir l’interdisciplinaire entre les (sous) disciplines et d’adopter les stratégies de la didactique intégrée des langues comme une approche favorisant le transfert et l’intercompréhension.

Dr Ouardia Aci fait le point sur l’impact des représentations et le rôle du contexte sociolinguistique plurilingue sur l’enseignement de l’oral en FLE en Algérie.

Les deux concepts socio-épistémologiques sus-cités instituent une nouvelle philosophie donnant genèse à l’interdisciplinarité scientifique et à l’intero-rétro-interaction des faits en refusant la bipolarité cartésienne qui met au centre les cloisons étanches entre les antonymes. Ces paradigmes connaissent un regain d’intérêt dans la didactique du plurilinguisme et la sociodidactique à travers l’effacement des confins entre le dehors (sociétal) et le dedans (scolaire), dans la mesure où l’école doit s’ouvrir sur  la société pour transférer les savoirs acquis et transposer les faits sociétaux pour déterminer les besoins et scruter les phénomènes perçus en élaborant une grille descriptive afin d’établir un curriculum et (se) fixer des objectifs plus ambitieux étant en phase avec les compétences développées et les connaissances acquises par les apprenants. En un mot, libérer les esprits langagiers pour désemprisonner l’intelligence.

Youcef BACHA, doctorant en sociodidactique et didactique du plurilinguisme, Laboratoire de DLT, Université de Blida 2, Algérie.

Supports bibliographiques

ACI O. (2016). Représentations autour de l’oral en contexte scolaire plurilingue: Le cas de l’arabe et du français au primaire à Blida (Algérie), Éditions universitaires européennes.

 

AKMOUN H. (2016). « Le transfert L1/L2 : entre représentations et pratiques de classe », Recherche et pratiques pédagogiques en langues de spécialité. Vol. 35, n° 1. URL : http://journals.openedition.org/apliut/5352 ; DOI : https://doi.org/10.4000/apliut.5352

 

BOURDIEU P. (1980). Le sens pratique. Paris : Les Editions de minuits.

 

Conseil de l’Europe. (2001). Cadre européen commun de référence pour les langues : apprendre, enseigner, évaluer. Paris : Didier.

 

MENGUELLAT H. (2012). « Le rôle des biographies langagières dans l’identification des identités plurilingues », Synergies Pays Riverains du Mékong, n°4, pp. 153-169.

 

MORIN E. (2005). Introduction à la pensée complexe. Paris : Seuil.

 

SEBAA R. (2015). L’Algérie et la langue française ou l’altérité en partage. Tizi-Ouzou : Frantz-Fanon.

 

[1] SPEAKING est un modèle mnémotechnique développé par Dell Hymes en 1967 qui identifie et catégorise les composante d’une interaction dans une situation de communication. Chacune des lettres revient à une identification singulière.  S (Settings) : Cadre spatio-temporel, P (Participants) : participants, E (Ends) : objectifs, A (Acts) : actes du langage, K (Keys) : tonalité, I (Insrumentalités) : instruments de communication, N (Norms) : Normes, G (Genres) : genres.

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