Je vois ma mère pour la première fois

Pour soigner sa tuberculose, ma mère fut ballottée dans les années cinquante dans différents sanatoriums français, entre celui de Boulou-les-Roses, au sud de Brive-la-Gaillarde en Corrèze et celui d’Aincourt, non loin de Mantes-la-Jolie, dans le Val-d’Oise en région parisienne. Ni mon frère (douze ans) ni moi (dix ans non encore révolus) ne savions à ce moment-là quoi que ce soit sur l’existence de cette femme. Et nous ne savions pas non plus que celle qui partageait la vie de notre père, et par là même la nôtre, n’était pas notre vraie mère mais seulement l’épouse de notre père.

Du fond de son sanatorium, elle sollicita Monsieur Charles Koënig, maire de Saïda, président du Conseil général du département et ancien instituteur, très connu pour son empathie à l’égard de la population musulmane. Ce pied-noir atypique qui ne cachait pas ses origines alsaciennes modestes, ni son syndicalisme notoire dans le corps enseignant, siégea dès l’indépendance algérienne comme député à la première Assemblée constituante et fut ministre de l’Exécutif provisoire algérien en 1962.

Aidée par le personnel médical, elle lui fit part, dans un courrier déchirant, de son irrésistible envie de voir ses enfants, « une dernière fois peut-être ». Sur injonction du maire, on nous inséra tous les deux dans une liste d’écoliers au départ pour la prochaine colonie de vacances en métropole en juillet 1961 afin de rendre possible une rencontre avec notre mère. Du port d’Oran à celui de Port-Vendres, dans les Pyrénées-Orientales, la traversée en bateau dura un jour et une nuit ; puis ce fut par autobus jusqu’à ce merveilleux site près de Luchon, au sud de Toulouse en Haute Garonne.

Le temps s’écoulait à merveille jusqu’à ce jour mémorable au cours duquel un moniteur vint nous chercher tous les deux pour nous accompagner jusqu’au bureau du directeur. Nous avions craint une bêtise commise par l’un de nous pour justifier une convocation aussi brusque et pour le moins inhabituel. Ce n’était pas le cas. Le Directeur était assis à son bureau et à ses côtés se tenait une dame debout, une longue natte soigneusement tressée dans le dos, habillée comme une européenne portant un tailleur gris à fines trames bleues et un chemisier à petits carreaux, la jupe un peu au-dessous du genou. Les tatouages qu’elle portait sur le visage, comme beaucoup de femmes indigènes en ces temps-là, trahissaient à la fois ses origines musulmanes et paysannes ; elle avait le visage bouffi, par les médicaments probablement, et pleurait abondamment sans nous lâcher des yeux une seule seconde.

Je n’avais aucun souvenir du visage de cette dame qui avait été répudiée par notre père alors que je n’avais pas encore deux ans. J’étais formel, c’était bien la première fois que je la voyais. Je restais indifférent, stoïque ; mon frère se mit à pleurer. L’avait-il reconnu, lui ? S’en souvenait-il ? Elle disait s’appeler Badra, qu’elle était notre mère et qu’elle connaissait tous les membres de notre famille. En sanglotant, elle les énuméra tous, un par un, hommes et femmes, oncles et tantes, cousins et cousines, neveux et nièces, … ainsi que leurs liens de parenté entre eux. Tout ça pour nous convaincre qu’elle était bien notre mère à tous les deux.

Le Directeur la questionna, en appuyant volontairement sur les syllabes : « Diriez-vous Madame, que la femme qui se trouve en ce moment auprès de leur père en Algérie n’est pas leur vraie mère ? » Elle répondit, cinglante, un brin remontée : « Oui, Monsieur, ce n’est pas leur mère, c’est seulement l’épouse de leur père. Leur mère, leur vraie mère, c’est moi et moi seule, il n’y en a pas d’autre ». Satisfait de sa réponse, il l’informa alors qu’il avait bien reçu un courrier du maire de la ville de Saïda l’exhortant de tout faire pour rendre possible cette rencontre, en lui avouant au passage qu’il avait redouté cette confrontation mais la jugeait nécessaire pour confirmer la filiation.

Toute une semaine en sa compagnie, comme des coqs en pâte, une semaine haute en couleurs pendant laquelle nous fûmes dispensés de toutes les activités habituelles : jeux, promenade, sieste, visites des environs, etc. Assise la plupart du temps sur un banc au milieu de la cour de la colonie de vacances, elle passait ses journées à tricoter, l’œil rivé en permanence dans notre direction. Elle nous raconta son histoire familiale et personnelle avec moult détails et évoqua sa maladie sans parler de tuberculose, préférant le terme d’hôpital plutôt que celui de sanatorium, sans doute pour protéger l’équilibre familial et affectif qu’on s’était construit dans nos têtes.

Une camionnette blanche qui servait à faire les courses pour le compte de la colonie de vacances allait la chercher tous les matins à l’hôtel d’un petit village voisin et la reconduisait tous les soirs, jusqu’au jour où elle n’est pas venue. Nous avions attendu toute la matinée. Sans succès hélas. Elle était partie, discrètement, sans nous dire au revoir, incapable probablement de faire face en si peu de temps à un énième et dernier déferlement d’émotions.

À la fin de la colonie de vacances et de retour en Algérie, l’histoire de cette femme qui nous avait rendu visite et qui avait passé toute une semaine en notre compagnie ne fut pas évoquée. Ni à la maison, ni dans la rue, ni à l’école, ni nulle part ailleurs. Personne n’aborda le sujet et personne ne jugea utile d’en parler. Pas même les grands. Un tabou de plus. Nous savions seulement, et secrètement, mon frère et moi, que notre vraie maman vivait en France, qu’elle habitait dans un hôpital et qu’elle viendrait nous chercher un jour ; elle nous l’avait promis.

Extrait du roman Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200

One thought on “Je vois ma mère pour la première fois

  1. Emouvant mon cher ami. N’est-ce-pas la plus douce part de nous-mêmes ! Cette enfance chaotique n’explique t-elle pas en bonne part votre richesse émotionnelle, à Ahmed et toi, et donc cette capacité à la projeter si puissamment et si brillamment dans le récit ?!

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