La Roumia de Solaplace
Elle était menue et avait les yeux bleus, d’un bleu clair, reposant, paisible. Quand on la voyait au loin, on aurait dit un bout d’affection qui déambulait sagement dans la rue ; elle marchait doucement, précieusement, comme si elle manquait d’énergie ou qu’elle avait peur de se faire mal aux pieds. Elle faisait fausse note dans le décor en ces temps-là car la rue n’accueillait que très rarement une femme dans une tenue si inhabituelle. Elle portait souvent une robe longue, colorée, un fichu sur la tête et les épaules et des pantoufles pour se rendre au centre-ville où elle s’asseyait longuement sur l’un des bancs publics de la Place centrale de la ville, Solaplace, appellation jadis compressée de « Sur la Place » par les autochtones. Là, elle attendait avec une infinie patience que son mari quitte le bar d’en face qu’elle guettait en permanence.
Elle était mariée à un fils de caïd à une époque où un Caïd avait le droit de vie ou de mort sur un indigène, pouvant ordonner à tout moment sa déportation, comme sa ruine ou sa mort sociale. Certains d’entre eux avaient bâti, sous la protection de l’Administration coloniale qui les désignait pour veiller à son grain, des fortunes colossales au détriment des masses indigènes confinées dans la pauvreté et l’ignorance. Son mari fit comme d’autres avaient fait avant lui ; il adossa son bonheur à la fortune et à la notoriété de son père en menant une vie dorée. Mais à la mort de ce dernier, son train de vie déclina ; l’indépendance du pays précipita sa chute ; il se fit tout petit pour ne pas ranimer le souvenir de la grandeur de son père et de ses frasques. Peu de temps plus tard, il ne put redresser son influence, ni les revenus qu’elle lui procurait et finit par se rendre compte tardivement qu’il avait raté lamentablement sa vie ; il se mit à boire.
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La Roumia passait des soirées entières sur ce même banc de Solaplace, face au bar fétiche de son mari. Elle demeurait là pendant des heures et des heures, souriant aux passants qui la connaissaient et qui la saluaient à l’occasion. Parfois, l’un d’eux faisait une halte bienveillante pour s’entretenir avec elle un petit moment, le temps d’évoquer la pluie et le beau temps mais surtout pour s’enquérir discrètement de sa santé qui paraissait fragile. Parce que si attachante et si singulière, les gens lui exprimaient une attention toute particulière en y mettant parfois une politesse excessive, presque maladroite. De ce banc, elle attendait que son mari quitte le bar, ivre comme à ses habitudes, alors que la nuit s’écoulait lentement, doucement. Et puis, à point d’heure, quand il finissait par sortir du bar, totalement éméché et tenant à peine debout, elle allait dans sa direction, lui prenait le bras pour le passer par-dessus son épaule, le hissait du mieux qu’elle pouvait, en dépit de sa petite taille, avant de prendre tous les deux le chemin de leur domicile.
J’étais encore enfant quand j’habitais à deux ruelles de là et allais de temps en temps m’assoir à ses côtés sur son banc habituel. Elle me disait parfois de sa voix douce : « Rentre chez toi, mon petit, il fait froid maintenant », et rabattait son fichu sur une partie de son visage pour se protéger de la bise du soir. On ne voyait que ses yeux luisants et une petite mèche de cheveux qui dépassait. Ni l’heure tardive, ni le temps parfois glacial, ne la chassait de ce banc qu’elle ne quittait qu’une fois son mari sorti du bar. Sa patience était immense ; la douceur de son regard exprimait une tendresse rare.
Qui était-elle, d’où venait-elle, quelle était son histoire à elle, son histoire familiale, son histoire amoureuse… ? Personne ne savait, excepté que son dévouement de femme et d’épouse n’existait nulle part ailleurs, plus particulièrement dans un contexte comme le nôtre où les communautés ne se mélangeaient pas et où les mariages mixtes étaient rares, très rares. Cette femme incarnait à elle seule l’ensemble du spectre de l’idéal féminin que l’on se faisait dans nos têtes de mioches, allant de grand-mère à sœur en passant par mère, épouse, tante, cousine et tout le reste. Je la revois encore lorsque je m’arrangeais dans la rue pour me retrouver sur le même trottoir qu’elle, juste pour pouvoir la croiser de plus près et lui dire à voix haute : « Bonjour Madame », comme je le faisais avec mes maîtresses d’école en ces temps-là.
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Bien que sans le sou, parce que ne travaillant pas, son mari était toujours tiré à quatre épingles. Elégant, il portait beau comme les anciens sportifs, ce qu’il avait été dans un passé lointain ; toujours rasé de frais, le visage rosâtre sentant les bons effluves, les cheveux coupés court, des chaussures cirées à l’excès, des chemises et pantalons impeccablement repassés, avec les plis au bon endroit. En prime, le sourire et la conversation facile quand il n’avait pas bu. On le voyait souvent du côté du marché couvert où il faisait ses courses, comme tout un chacun, un couffin à la main que des vendeurs de tout acabit lui remplissaient, sans passer par la balance pour peser, ni par la caisse pour payer. Légumes, fruits, viande, poissons, chacun allant de son obole, le plus discrètement possible : « C’est pour la Roumia ; elle vous dit merci », l’entendait-on dire à voix basse, passant furtivement d’un étal à un autre. [1]
[1] Extrait du roman « Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale » https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200