Le français en Algérie, dit-on langue étrangère ?

Une langue n’est étrangère et/ou seconde que par rapport à la langue maternelle, dit-on. Cette dernière est rarement clairement définie : parler de langue maternelle, comme l’expliquent les thèses psycholinguistiques, c’est évoquer le rapport psycho-biologique à la mère ou à la mère-patrie, mais ce déterminant semble ambigu pour deux raisons cruciales : primo, les langues maternelles, étant acquises  inconsciemment d’un point de vue biologique, sont, en partie ou en entier, occultées et stigmatisées, voire proscriteS. Secundo,  parler de la mère-patrie, c’est évoquer la sédentarisation des peuples étant actuellement un fait inadmissible dans des sociétés où la mobilisation, l’émigration, l’abolition des confins… sont devenues des pratiques constantes, voire ritualisées.

Nous recourons ci-après à quelques illustrations didactiques et linguistiques explicitant notre rapport à la langue dite étrangère.

Le dictionnaire de didactique des langues explique que « La distinction entre langue maternelle et langue étrangère, indispensable pour évoquer les procédures spécifiques d’apprentissage, a fini par s’imposer […] relève de la pédagogie d’une langue non maternelle  ou « étrangère » »  (Coste et Galisson, 1997 : 198)

Cette caractérisation supra fait le point sur les procédures spécifiques d’apprentissage faisant un distinguo entre langue maternelle et langue étrangère. Celles-ci sont issues de deux  processus distincts :

  • acquisition, c’est un processus inconscient qui détermine l’appropriation d’une langue maternelle, car cette dernière s’incorpore dans la substance profonde du cerveau ;
  • apprentissage, c’est l’opération consciente de l’appropriation d’une langue « non native ».

A l’aune de ces deux assertions, il se révèle que le statut de la langue maternelle ditE fusha, l’arabe classique, littéral, scolaire ou académique est questionnable, voire contestable, en contexte maghrébin, du fait qu’elle constitue l’objet de scolarisation et non l’outil de socialisation.

Quant à la langue française, elle est éminemment implantée et ancrée dans la quotidienneté  dans la mesure où nous constatons des vocables égrenés dans les discours des locuteurs, excluant  la xénité linguistique de cette langue. A titre illustratif,  tl3t fi bus (je suis monté dans le bus), ra[j]ha la fac (je pars à la fac.), jawazt journée top (j’ai passé une bonne journée)… les exemples restent encore nombreux et divers. De même, les affiches, les pancartes, les graffitis affichent ostensiblement l’ancrage historico-culturel de cette langue dans nos sociétés.

Quant au Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et seconde (DDFLES) dirigé par J.-P. Cuq (2003 : 150) énumère trois types de xénité : 1- distance matérielle, géographique comme le japonais et le français ; 2- culturelle : deux cultures entièrement différentes ; 3- linguistique : la langue comme « objet » d’enseignement.

Les trois versants sus-cités n’affirment aucunement le statut d’exogénéité de la langue française.  En effet, la frontière culturelle s’ébroue, s’estompe et s’éradique en raison de la proximité géolinguistique patente (interlinguistique) et l’interaction culturelle flagrante (interculturelle) déterminant le rapport franco-maghrébin, dont le trait d’union demeure insignifiant.

Le paramètre linguistique est démenti par le statut scientifique et académique que détient cette langue,  car  le passage de l’enseignement DE la langue française à l’enseignement EN langue française est si remarquable dans les établissements universitaires. Comme le note R. Sebaa dans cette locution assertive : « Sans être la langue officielle, la langue française véhicule l’officialité. Sans être la langue d’enseignement, elle reste la langue de transmission du savoir. » (2015 : 69)

Derrida dans son essai « Le monolinguisme de l’autre» avance une attestation solennelle substituant le syntagme d’étrangéisation de la langue à celui de la monolinguisation de l’autre. Il développe donc le concept de possession de la langue en alléguant que celle-ci est un objet d’appropriation et non une zone de localisation. « Oui, je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne.» (1996 : 15)

« …voilà que vous alléguez, en français, que le français vous a toujours été langue étrangère! Allons donc, si c’était vrai, vous ne sauriez même pas le dire, vous ne sauriez si bien dire ! » (Je te fais remarquer un premier glissement: je n’ai jamais parlé, jusqu’ici, de « langue étrangère ». En disant que la seule langue que je parle n’est pas la mienne, je n’ai pas dit qu’elle me fût étrangère. Nuance. Ce n’est pas tout à fait la même chose. » (ibid. : 18)

Pourquoi une relecture terminologique et une réflexion épistémologique sont-elles importantes ?

Lorsque l’on scrute les connotations conceptuelles étendues et répandues dans le champ épistémologique des langues, il se révèle un double hiatus : primo, entre l’hétéro-dénomination des langues (stutus linga) et les pratiques langagières (praxis lingua). En d’autres termes, la politique linguistique hiérarchisant les statuts des langues (LM/LS/LE1/LE2) ne correspond pas véritablement à la description effective du contexte (socio)linguistique ; secundo, un déphasage entre les situations d’apprentissage et les situations d’usage. Ce clivage entre le texte et le contexte occasionne une rupture – voire infractus au sens médical-  entre le programme à enseigner (le souhait et les intentions pédagogiques) et le contenu enseigné (le fait et l’action didactique).

Force est de constater que tout apprentissage d’une langue étrangère (LE) prend appui sur le processus inconscient de la langue maternelle (LM), comme le supposent les postulats en neurolinguistique et le corroborent les études en sociodidactique. Autrement dit, il s’agit d’un va-et-vient incessant entre l’organisme rhizome de LM et le mécanisme racine de LE qui sous-tend l’opération métacognitive de l’appropriation linguistique, se résumant souvent dans le passage constant du réflexe à la réflexion.

          Opération métacognitive : de la langue maternelle (LM) à la langue étrangère (LE)

Toutefois, une langue maternelle imposée (LMI), sans être la langue d’usage quotidien, dans l’apprentissage d’une langue étrangère convoque ipso facto deux opérations métacognitives et une gymnastique méta-auto-réflexive occasionnant, quelquefois, un apprentissage fluctuant et des difficultés discursives.

  • Opération métacognitive (1) : de la langue maternelle à la langue maternelle imposée.
  • Opération métacognitive (2) : de la langue maternelle imposée à la langue étrangère.

En guise de conclusion, la dénomination des langues devrait être repensée eu égard à la pratique langagière, et une réflexion critique et épistémologique de la situation sociolinguistique s’avère déterminante pour réactualiser les statuts des langues, car ces dernières sont, tout comme les êtres biologiques, mouvantes, changeantes et transfuges… Edouard Glissant conclut que « Le « manque » n’est pas dans la méconnaissance d’une langue (le français), mais dans la non-maîtrise d’un langage approprié (en créole ou en français). » (Derrida, 1996 :11)

Il importe aussi de débarrasser les études linguistiques des présupposées idéologiques et des lectures théologiques induisant des flous terminologiques tels que les dénominations stéréotypisantes attribuées à la langue française : langue du colonisateur, colonialiste, de l’autre…car celle-ci ne devient pas un butin de guerre selon la fameuse formule katébienne, mais un vecteur d’ouverture et un outil de construction identitaire. Son omniprésence  chevauche ses attributs statutaires, dans la mesure où nous ne pouvons faire un distinguo entre le français en Algérie et le français d’Algérie.

NB : Nous empruntons les termes botaniques aux deux philosophes G. Deleuze et F. Guattari : rhizome désigne la tige souterraine horizontale métaphorisant la langue maternelle ayant une substance profonde dans la mémoire ; racine signifie la tige verticale qui permet à la plante de s’ancrer dans le sol tout comme la langue étrangère qui se nourrit de la sève de la langue maternelle.

Youcef BACHA, doctorant et jeune chercheur en didactique des langues, en linguistique et en littérature française. Attaché au laboratoire de Didactique de la Langue et des Textes, Université de Ali Lounici-Blida 2 (Algérie).

Références bibliographiques

  1. Coste et R. Galisson (dir.) (1997). Dictionnaire de didactique des langues, Hachette, Paris.
  2. Derrida (1996). Le monolinguisme de l’autre, Editions Galilée, Paris.

J.-P. Cuq (dir.) (2003). Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et seconde, CLE international,  S.E.J.E.R., Paris.

  1. Chachou (2012). « Réflexion épistémologique autour de l’état de la dénomination et de la hiérarchisation des langues dans le discours universitaire algérien. », dans A.Y. Abbes et M. Kebbas, Reconfiguration des concepts. Pour une réflexion épistémologique et méthodologique en sociolinguistique et en sociodidactique, Socles, n° 1, pp. 45-57.
  2. Sebaa (2015). L’Algérie et la langue française ou l’altérité en partage, Editions Frantz Fanon, Tizi-Ouzou.

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