Le problème du ressentiment : Nietzsche et l’océan infini de l’oubli (3ème partie)

  1. Sublimer et guérir

Oublier la terre ferme

Dans l’ouverture de la Deuxième dissertation de sa Généalogie de la morale, Nietzsche pose la « faculté de l’oubli », non comme une simple « vis inertiae », mais comme une faculté majeure d’inhibition active, une faculté positive dans toute la force du terme : « grâce à lui, [l’oubli], toutes nos expériences, tout ce que nous ne faisons que vivre, qu’absorber, ne devient pas plus conscient, pendant que nous le digérons (ce qu’on pourrait appeler assimilation psychique), que le processus multiple de la nutrition physique qui est une assimilation par le corps.[1]» Se mettre à l’écart, se mettre au repos, fermer temporairement les fenêtres de la conscience pour laisser « le monde souterrain de nos organes » lutter contre les douleurs des blessures, des plaies, des brèches non colmatées, remuées incessamment par le ressentiment qui ne connait pas l’oubli, mais la rumination.

Nietzsche ajoute que la faculté de l’oubli est capable de faire table rase de notre conscience pour laisser la place à du nouveau, précisément à de nouvelles fonctions qui permettent de mieux prévoir, de mieux décider et de mieux accéder au bonheur, avec sérénité, espoir et fierté. L’homme du ressentiment pour Nietzsche est celui qui est démuni de cette capacité d’inhibition de l’amertume : « L’individu chez qui cet appareil d’inhibition est endommagé et ne fonctionne plus peut être comparé à un dyspeptique (et non seulement comparé), il n’ « en finit » jamais avec rien… Eh bien cet animal nécessairement oublieux, pour qui l’oubli représente une force, la condition d’une santé robuste…[2]». A l’hypermnésie ressentimiste comme condition d’une santé flagellée et meurtrie, Nietzsche substitue l’oubli comme condition d’une santé forte, robuste et prévoyante, regardant vers le devenir.

Le véritable travail de l’homme sur lui-même, que Nietzsche appelle « la moralité des mœurs[3]», consiste à séparer le nécessaire du contingent, à penser le rapport de la causalité, à voir avec certitude ce qui est but et ce qui est moyen pour l’atteindre. Pourquoi ? Pour disposer à l’avance de l’avenir, pour devenir prévisible, régulier et nécessaire. La « moralité des mœurs » devrait donc rendre l’homme vraiment prévisible. Afin d’atteindre quoi ? Afin d’atteindre le stade de l’ « individu souverain » : celui qui est individué, semblable qu’à lui-même, autonome et affranchi de la « moraline ». L’individu souverain de Nietzsche est aussi l’homme conscient de sa force, de sa liberté, conscient de son accomplissement. Il est capable de promettre, de prévoir l’avenir, de dire « oui » à la vie. Quant à l’action, l’individu souverain agit, passe à l’acte. Sa liberté est tributaire de son sens de responsabilité : « Le fier savoir du privilège extraordinaire de la responsabilité, la connaissance de cette rare liberté, de cet empire sur lui-même et sur le destin l’ont si profondément marqué qu’ils sont devenus en lui un instinct, l’instinct dominant : comment l’appellera-t-il, cet instinct dominant, à supposer qu’il ait besoin de lui donner un nom ? Point de doute : cet homme souverain l’appelle sa conscience[4] »

L’individu souverain est donc libre. Conscient de sa responsabilité et responsable de sa conscience. Cet homme oublie pour se souvenir de plus en plus, du nécessaire et non de l’accessoire. Pourquoi le nécessaire au lieu de l’accessoire ? Parce que ce dernier comporte l’arrière goût de la rumination ; et la rumination risque de mener au ressentiment. Encore, cet homme libre et responsable est créateur : l’action créatrice est l’acte régulateur qui pérennise sa liberté, car l’in-action dans le ressentiment achève et réduit toute volonté de création à néant.

L’oubli volontaire est donc une force qui permet d’advenir à autre chose, l’émergence d’autre chose. Il est en quelque sorte une dynamique inconsciente de régénération qui protège du ressentiment. Cynthia Fleury interprète la faculté de l’oubli chez Nietzsche comme conscience réelle du tragique, c’est-à-dire une fine compréhension du réel et du tragique dans la confrontation avec la douleur, aucunement dans la récupération sentimentale et victimaire : une conscience aiguë  de la responsabilité. « Inutile de se prendre au sérieux, inutile de disserter sur le sérieux : une acceptation qui ne vire pas à la renonciation complaisante et réactionnaire du ressentiment suffit. D’ailleurs, c’est un autre sens du « cela suffit » qui émerge. Un « cela suffit » non vindicatif, mais qui témoigne néanmoins de l’obligation morale de passer à autre chose, pour que se déploie à nouveau un geste de connaissance[5]. »

Selon Cynthia Fleury, le tragique nietzschéen ne va pas sans une acceptation courageuse du pretium doloris (le prix de la douleur) : le sens du tragique mène à l’action et non à la simple ré-action ; au lieu d’enseigner la résignation, la tragédie représente des choses effroyables et monstrueuses. L’artiste-créateur ne craint pas : il sublime le tragique par son instinct de puissance et de splendeur. Quant au non-artiste, celui qui n’a pas le pouvoir de sublimation, il faut qu’il empreinte le chemin d’une expérimentation artistique individuelle « qui ne fera pas nécessairement œuvre littéraire ou artistique, mais qui relève du même procédé libidinal et d’investissement du monde, et d’une même aptitude à saisir le tragique tout en tenant à distance son possible venin.[6]»

Echapper au ressentiment, dit Nietzsche, est le fruit d’un long travail. Si l’amertume est aridité, elle se fait donc désert. Et comme « le soulèvement des esclaves dans la morale » fait avancer la désertification, donc le ressentiment, il est inévitable de quitter la terre ferme, devenue inhabitable, en prenant la direction de l’océan, pour s’orienter vers une nouvelle ouverture : c’est dans l’océan que la sublimation du tragique est possible, c’est dans l’océan que la régénération aura lieu.

« Dans l’horizon de l’infini. – Nous avons quitté la terre et nous sommes embarqués ! Nous avons rompu les ponts derrière nous, – plus encore, nous avons rompu la terre derrière nous ! Et désormais, petit vaisseau ! Prends garde ! Autour de toi s’étend l’océan, c’est  vrai, il ne rugit pas toujours, et quelquefois il s’étend comme soie et or et rêverie de bienveillance. Mais il viendra des heures où tu reconnaîtras qu’il est infini, et qu’il n’y a rien de plus effrayant que l’infinité. Oh quel pauvre oiseau qui s’est senti libre et qui désormais se heurte aux murs de cette cage ! Malheur si la nostalgie de la terre te saisit  comme s’il y avait eu là-bas plus de liberté, – il n’y a plus de « terre » ![7]»

L’océan est ouverture. C’est le symbole de l’affranchissement des jougs du ressentiment. Il est dit dans une croyance nord-africaine relative aux méfaits de la magie que « pour se libérer, celui qui est atteint d’un sortilège doit prendre le large ». Etre dans l’horizon de l’infini s’oppose à être dans les bornes du ressentiment fini qui fonctionne de manière cyclique : la rumination d’une mémoire traumatique, la revigoration consciente d’une excitation. L’horizon de l’infini serait dans cette optique celui de la sublimation et de la création, du devenir artiste aussi. Nietzsche invite son  interlocuteur à couper les ponts avec la terre ferme : une fois la rupture faite, et même si l’infini suscite l’effroi, il n’y a pas et il n’y aura pas  de retour  en arrière possible. L’homme de l’oubli est celui qui laisse, derrière lui, la nostalgie de la terre pour affronter, dans la solitude,  l’immense vastitude de l’infini, avec courage et responsabilité.

L’Ouvert et le numineux

Vaincre la domination du ressentiment, c’est accéder à la création. Celui qui crée cesse d’être dominé et devient libre. Il fait acte de création, il crée un nouveau monde qui dure, une nouvelle temporalité. Qui dit création dit œuvre. En évoquant Rilke, Cynthia Fleury parle de l’œuvre comme choix de l’Ouvert. Qu’est-ce que l’Ouvert ? Il est le choix de ce qui ne peut être terni par le ressentiment, ce sur quoi la rumination n’a guère de prise. L’immense vastitude de l’Ouvert empêche résolument la captivité à laquelle le ressentiment veut céder. L’Ouvert est aussi selon Rilke ce qui a à voir, chez le poète, avec le Réel, le non-synthétisable, la déstabilisation profonde et le calme qui précède la révélation poétique.

Dans Métaphysique de l’imagination, Cynthia Fleury consacre un chapitre entier à la notion de l’Ouvert rilkéen afin de tenter de comprendre ce qu’est l’individuation et sur quel mode elle rencontre le Réel. Le psychisme n’est aucunement la loi exclusive pour expliquer l’univers humain. Il ne détient pas les clés des secrets de l’individu et de l’Histoire. Au-delà du psychisme, ajoute Cynthia Fleury, le travail analytique devrait consister à aider le sujet à saisir la vérité que comporte sa part créatrice. Chez Rilke, cette part créatrice est le pacte du sujet avec l’Ouvert. Ici, Cynthia Fleury délaisse la vérité dans sa part non dynamique et essentiellement mortifère pour s’intéresser à la part de vérité qui se situe du côté de la création : « Dès lors, la part de vérité qui m’intéresse se situe du seul côté de l’œuvre, qu’elle soit artistique ou qu’elle relève plus généralement de l’ordre  de la subjectivation (enfantement, amour, partage, découverte du monde et des autres, engagement, contemplation, spiritualité, etc.). Cet axiome, qui consiste à poser la vérité là et nulle part ailleurs, dans son infinitésimale part éternelle, fait de moi une platonicienne ou une plotinienne à vie. C’est la seule durabilité qui me parle et qui peut dès lors se parer de cette idée de « vérité », au sens de quelque chose qui se maintient au-delà de son énonciation, et qui fera sens pour des temps futurs[8]. »

L’œuvre est pour Cynthia Fleury le lieu – un lieu autre – d’émergence d’une autre vérité, enfin inédite. Dans l’Ouvert des élégies rilkéennes, la présence de l’animal, de la nature, du vivant, du ciel et des montagnes est manifeste. Dans ces élégies est présente aussi la poésie douloureuse de Rilke qui traverse la catastrophe des deux guerres mondiales comme inaptitude à l’Ouvert : cette inaptitude a conduit les êtres humains à leurs perte. « De tous ses yeux la créature voit l’Ouvert[9]», disait Rilke. Mais la « créature » ou l’homme du ressentiment ne peut pas voir l’Ouvert : le ressentiment est un voile aux conséquences souvent périlleuses ; il empêche la création, donc l’existence de l’œuvre qui sauve le monde.

Cynthia Fleury considère que l’Ouvert peut également faire écho à la notion de « numineux », développée par Rudolf Otto. Cette dernière occupe une place centrale dans son essai sur Le sacré[10]. Dans cet essai, Otto précise que le sacré est une catégorie d’interprétation et d’évaluation qui n’existe, comme telle, que dans le domaine religieux. Cette catégorie complexe comprend un élément inaccessible à la compréhension conceptuelle. Il constitue un « arrêton[11]», quelque chose d’ineffable. Il en est de même du beau, ajoute Otto, dans tout autre domaine. Le « sacré » dont parlent donc les philosophes et les théologiens  dans certaines locutions a un sens complètement figuré qui n’est aucunement le sens primitif.

« Je parle d’une catégorie numineuse comme d’une catégorie spéciale d’interprétation et d’évaluation et, de même, d’un état d’âme numineux qui se manifeste lorsque cette catégorie s’applique, c’est-à-dire chaque fois qu’un objet a été conçu comme numineux. Cette catégorie est absolument sui generis ; comme toute donnée originaire et fondamentale, elle est objet non de définition au sens strict du mot, mais seulement d’examen. On ne peut chercher à faire comprendre ce qu’elle est qu’en essayant de diriger sur elle l’attention de l’auditeur et de lui faire trouver dans sa vie intime le point où elle apparaîtra et jaillira, si bien qu’il en prendra nécessairement conscience[12]

En s’adressant au « Seigneur » dans Genèse 18, 27 sur le sort des habitants de Sodome, Abraham dit : « J’ai eu la hardiesse de m’entretenir avec Toi, moi qui ne suis que poudre et que cendre ». Otto nomme ce sentiment de dépendance vis-à-vis de la puissance de Dieu « sentiment de l’état de créature[13]» : sentiment dans lequel la créature s’abîme dans son propre néant et disparaît devant ce qui est au-dessus de toute créature. Pour Otto, Abraham expérimente ici le numineux en s’anéantissant totalement devant la « suprême puissance de Dieu », tout en osant Lui faire face : l’acte de négociation avec Dieu est intéressant ; il exprime le refus de la destruction de Sodome et l’anéantissement de ses habitants. Le numineux fait ici écho à l’Ouvert dans la mesure où Abraham a choisi l’action. L’acte de dialoguer avec Dieu est un refus de la résignation, de la non action, et même de la ré-action qui consiste à dire « c’est déjà fini, c’est ainsi, la destruction est inévitable ». Cette expérience numineuse d’Abraham est un  Ouvert qui veut éviter la destruction et l’anéantissement.

Dans la perspective de Cynthia Fleury, choisir l’Ouvert, choisir le Numineux, équivaut à choisir le principe d’individuation contre le ressentiment. Dans ce contexte, la pulsion créatrice résiste à la pulsion mortifère pour l’éradiquer « hors de », afin de pouvoir exister et être hors du ressentiment. De ce fait, se rapprocher du Numineux et de l’Ouvert serait une autre modalité thérapeutique, outre celle qui consiste à traiter les névroses.

Dans La volonté de puissance, Nietzsche écrit à propos de la douleur créatrice : « L’homme tragique, c’est la nature à son plus haut degré de force créatrice et de connaissance, et pour cette raison enfantant avec douleur.[14]» Que veut-il dire par cela ? Il voulait dire simplement, écrit Cynthia Fleury, que contre l’instinct de vengeance, la force créatrice pourrait être donc un coup de dés, non pas le dé du relativisme, mais le dé des issues, des possibles, des métamorphoses, des vies ré-ouvertes après une longue léthargie dans le ressentiment.

 

[1] .Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, op.cit., p. 59.

[2] .Ibid., p. 60.

[3] .Ibid., p. 61.

[4] .Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, op.cit., p. 62-63.

[5] .Cynthia Fleury, op.cit., p. 63.

[6] .Ibid., p. 64.

[7] .Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, op.cit., p. 176.

[8] .Ibid., p. 186.

[9] .Rainer Maria Rilke, Les Elégies de Duino, Huitième Elégie.

[10] .Rudolf Otto, Le sacré, Paris, Payot, « petite bibliothèque Payot », 1949.

[11] .Rudolf Otto, op.cit., p. 25.

[12] .Ibid., p. 27.

[13] .Ibid., p. 31.

[14] .Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance (1901), II, Paris, Gallimard, « Tel », 1995, p. 438, § 536.

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