Le « tout islam» et ses conséquences idéologiques.
Les concepts et les mots sont comme des contenants de la pensée. Des réceptacles d’idées, d’images, de senteurs ; bref, de traces et de références. Lorsque nous disons par exemple univers, une sorte de porte s’ouvre dans la tête comme pour rattacher le mot univers, le signifiant, au sens du mot, le signifié. Le mot remonte alors dans le cerveau un lot d’images dont par exemple des étoiles, des nébuleuses, des météorites, des galaxies, un espace sidéral, une certaine idée de l’infini, des couleurs, des planètes, des astéroïdes, des trous noirs, des lueurs multicolores, etc. Sans aller dans les méandres de la pensée savante pour rationnaliser un tant soit peu le processus complexe qui produit le phénomène, le temps passant, grâce notamment à la culture, cette fabrique idéologique puissante, nous avons chargé le mot univers de tant de référents. Inconsciemment, la culture opère en nous, actionne ses schèmes, structure ses tenants et aboutissants. Dans une certaine mesure, nous héritons même des outils qui délimitent, encadrent et tiennent la main de l’imagination qui conçoit les images dont accouche par exemple le mot univers en nous. En somme, nous nous expliquons souvent le monde avec des yeux forgés dans le passé ; nous appréhendons l’existence en général avec des outils anciens, même si chaque époque rajoute son lot de détails, sophistique ou invente des outils pour mieux l’appréhender.
Imaginons maintenant que non seulement notre regard puise ses outils dans ce passé, mais qu’il lui emprunte exactement les mêmes outils, le même langage, le comportement, ses permis et ses interdits, ses us et coutumes, ses peurs rentrées ou assumées, ses outils d’analyse ; bref, il s’appuie presque entièrement sur une époque immémoriale, voire non historique, pour s’expliquer le sens d’aujourd’hui ; imaginons qu’il adopte jusqu’à la manière qu’avaient ces gens de se vêtir et de se nourrir, de lire et d’interpréter le monde, de s’assoir et de se lever… N’est-ce pas que c’est comme un peu mettre un médecin d’aujourd’hui dans un hôpital ultrasophistiqué et lui demander de soigner les malades atteints de maladies nouvelles, plus complexes et surtout incurables avec des talismans, des décoctions et des fumigations très anciennes ?
Mais revenons d’abord à la charge signifiante des mots pour voir les portes qu’ouvrent ou entrouvrent certains mots ou concepts dans l’imagination. Quand on dit par exemple Al-Andalus ou l’Andalousie, on pense naturellement à l’âge d’or de l’islam ; à Cordoue, Averroès, Maimonide, Ibn Arabi, l’Alhambra, un système inédit d’irrigation, la coexistence des cultures quand bien même davantage mythique, une belle architecture, des maisons et des palais plus proches de la nature, la guitare de Ziryab exportée en Occident, un islam tolérant, la mosquée de Cordoue, un âge d’or de coexistence des juifs et des musulmans… On se représente un espace convivial, interculturel, peut-être même abritait-il la première expérience historique d’une relative harmonie entre les trois grands monothéismes connus.
Pareillement, quand on prononce, lit ou entend le mot civilisation abbasside, la Bagdad qui vient alors dans la tête n’a rien à voir avec la ville ruineuse, espace de toutes les violences fratricides et convoitises mercantiles, que nous connaissons. Quasi inconsciemment, une géographie intérieure étire un espace où sont élevés de beaux châteaux pour la possibilité d’une Shérazade qui détisse le merveilleux, de lieux qui accueillaient des cercles de discussions (Halakat al kalam), un imaginaire à l’origine d’une grande littérature, des joutes poétiques, un développement inégalé des mathématiques, de la médecine et de l’astronomie, bref, d’une ville capable de contenir les divergences des gens qui y habitent comme de ceux qui arrivent d’ailleurs.
Et si maintenant on parlait du monde musulman, celui de nos jours, quelles images remonteraient dans la mémoire ? Quelle topographie s’étirerait pour ainsi dire dans l’imagination d’un homme ou d’une femme de culture occidentale dont l’islam du Moyen-Âge est nourri dans sa tête par une œuvre aussi belle que Les mille et une nuits, des villes raffinées et tolérantes, une poésie qui n’est jamais allée aussi loin dans l’exploration de la féminité quand le corps pour les chrétiens était encore « L’abominable vêtement de l’âme[1]» ? Quelles idées se tailleraient une place de choix dans les têtes à juste prononcer le «monde musulman» ?
Au-delà de la construction de cet Orient qui « parait neutre et apolitique alors qu’il repose sur une histoire tout à fait sordide d’idéologie impérialiste et de pratique colonialiste»[2], comme l’a si bien démontré Saïd Edward dans Son Orientalisme, L’orient créé par l’Occident, le monde musulman est désormais dans l’imaginaire du simple citoyen occidental un espace dont l’exportation première est souvent son idéologie mortifère, l’islamisme en l’occurrence, une idéologie dont la propagation inquiète de plus en plus et dont l’expression violente n’est plus à démontrer. Le «tout islam» du monde dit musulman est presque devenu le syndrome d’une arriération assumée pour des gens qui vivent même en Europe ou en Amérique du nord, un espace dont la religion est loin de régir les institutions de normaliser les relations interculturelles.
Pour essentialiser un tantinet, on pourra dire que jamais le monde dit d’islam n’aura été aussi écarté de l’acte civilisateur, d’une participation signifiante au progrès de l’humanité. Il est devenu non seulement un espace comme un réceptacle de consommation passif du progrès de l’Autre, mais, perversement, il en jouit tout en maudissant la pensée à l’origine de tous les savoirs et technologies qu’il importe. Somme toute, le musulman d’aujourd’hui habite le 21e siècle avec une pensée qui sourd dans passé quasi-immémorial, plus mythique qu’historique.
Traiter aujourd’hui un Français, un Américain, un Canadien, un Hollandais ou un Belge de chrétien, quand bien même il y adhère ne serait-ce que culturellement, est devenu ( ou presque ) réducteur comme identité et pour cause, soit il ne se sent pas que chrétien, soit il ne se considère aucunement chrétien, et dans les deux cas, croyant ou non croyant, savamment ou non, une culture «séculière» instruit les altérités, apprend à l’enfant, et ce, dans son espace familial, à l’école, à l’université ou dans d’autres institutions publiques, que l’identité est produit de la géographie, la résultante d’un espace-temps, mais aussi fruit de rencontres, de voyages, de lectures, etc.; si bien que la question de faire coexister et, mieux, de lier par des liens aussi solides que ceux de l’amitié, des enfants ou des adolescents chrétiens, musulmans, juifs, bouddhistes, areligieux dans la même classe, dans la même école ou même dans la même maison, n’est plus une question (ou presque) qui suscite quelque polémique dans ce monde dit d’Occident. La chrétienté ou l’explication par «le tout chrétien», sauf chez certains zélés qui n’ont jamais quitté la tribu de leurs impensés, à l’instar – inversement – d’ailleurs de nos islamistes avec leur «tout islam», n’explique plus la complexité d’une humanité, d’une partie tout au moins, qui a compris que la différence est l’essence de la nature. Je suis toujours aussi fasciné de voir des enfants originaires du monde entier vivre ensemble, nouer des relations aussi conciliatrices entre des cultures qui jadis, fondées sur la vérité indiscutable et indiscuté, se faisaient la guerre, construisaient l’Autre comme un ennemi à abolir.
Le «tout islam» ou l’une des raisons de l’arriération du monde musulman.
Dans un article paru dans Al Mustaqbal libanais et repris dans Le Courrier international, Les islamistes contre la « pornographie ».“les mille et une nuits” sauvées par l’occident[3], l’écrivain libanaisHassan Daoud écrit ceci : « Les contes des Mille et Une Nuits auraient pu tomber dans le même oubli que le Conte du sultan Baïbars s’ils n’avaient été “redécouverts” par les Occidentaux. Nous avons profité, alors que nous étions étudiants, dans les années 1970, de cette découverte en apprenant l’émerveillement des écrivains du monde entier face aux Mille et Une Nuits. Certains en avaient fait leur livre de chevet. L’un d’entre eux a même affirmé les avoir relus vingt fois. Autrement dit, Les Mille et Une Nuits nous sont revenues de là-bas quand nous allions les oublier ici. De nombreux romanciers du monde entier ont indiqué combien l’œuvre les avait inspirés dans leur quête de nouveaux modèles pour faire évoluer les structures établies du roman traditionnel, comment elle leur avait ouvert de nouveaux horizons de l’imaginaire à travers ses histoires et ses récits qui repoussaient les limites connues.»
Poser la question comment une œuvre littéraire aussi immense que Les mille et une nuits est sauvée par l’Occident, et non pas par les « musulmans», ceux qui l’ont créée et écrite dans une certaine mesure, c’est y répondre. Eh bien, serait-on tenté de dire, au-delà du ressentiment légitime qu’engendre la colonisation ou la «chosification», pour reprendre Aimé Césaire, c’est parce que les «lumières» inspiratrices de la création littéraire à l’origine n’ont plus pignon sur rue quand l’œuvre a été in extremis sauvée de l’oubli ou quasiment de la disparition par les «Occidentaux» ; elles ont été relayées par la pensée inquisitrice fondée sur le «tout musulman» ou le «tout islam», notamment avec l’avènement de l’islam politique dans ses variantes wahhabite, confrérique, salafiste ou autres. Pour ainsi dire, il a fallu une autre culture des Lumières (Je ne parle pas des dérives de la modernité dont la colonisation, le capitalisme sauvage… ) pour prolonger une œuvre qui puise dans une grande civilisation ; une culture pour qui importe la pensée créatrice quelle que soit son origine et qui s’en inspire pour bâtir son « Capital symbolique» pour reprendre Bourdieu.
En 1980, une version des Mille et une nuits avait été interdite en Égypte. En 2010, des avocats islamistes égyptiens, s’appuyant sur un article du code pénal, s’attaquent encore à l’œuvre sous motif qu’elle «encourage au vice et au péché». L’œuvre a suscité d’autres polémiques dans d’autres pays musulmans.
On peut citer plein d’autres exemples pour étayer la pensée obscurantiste qui a le vent dans les voiles dans les pays dit d’islam ; une doctrine dont l’identité première de l’individu est son islamité, une identité délimitée par notamment l’eschatologie musulmane. Et l’eschatologie étant le « discours expliquant la fin du monde et des temps», une explication par l’immatériel et l’au-delà, la dépréciation du monde « terrestre », le dénigrement de la «création» humaine et de la civilisation par définition matérielle se sont normalisés dans le monde musulman.
Dans un espace sunnite violement iconoclaste, Il n’est pas rare de voir des gens s’en prendre à des œuvres artistiques sous prétexte qu’elles font «concurrence» à Dieu. Pour des motifs d’atteinte à la morale des croyants, des œuvres littéraires ou scientifiques sont régulièrement interdites, rejetées, brûlées publiquement dans des autodafés dignes des grandes démonstrations nazies et leurs auteurs voués à toutes les gémonies.
Remettre en cause aujourd’hui en Algérie par exemple l’article concernant l’islamité de l’État, un article évidemment exclusif, puisqu’il exclue le chrétien, le juif, l’incroyant ou autre de la «jouissance» des mêmes droits, est une tâche ardue quand elle n’est pas impensable. C’est d’autant plus schizophrénique chez les Algériens ou musulmans issus de pays non laïcs vivant en Occident qu’il n’est pas rare de les entendre défendre en pays laïcs un article aussi désuet et qui « institutionnalise le rejet» de l’Autre, oubliant, sciemment ou non, que si, les concernant, le pays d’accueil consacrait par exemple – inversement – l’exclusivité chrétienne, ils n’y auraient probablement jamais été accueillis ou acceptés. J’ai souvent eu des discussions avec des compatriotes qui ne comprennent pas que des écoles catholiques puissent encore exister dans une province aussi prospère et hétéroclite que l’Ontario au Canada par exemple, sachant que beaucoup de provinces ont déjà déconfessionnalisé et que beaucoup de Canadiens luttent pour qu’il n’y ait qu’une seule école publique et laïque. Étrangement, les mêmes qui poussent des cris d’Orfraie ne comprennent même pas qu’on puisse les interpeller sur le fait qu’ils envoient leurs enfants eux-mêmes dans des écoles islamiques.
Cette pensée exclusive, de plus en plus unanimiste, déconstructrice par ailleurs des altérités quelquefois multimillénaires, jadis bien ancrées en Afrique du nord par exemple, celles notamment qui faisaient cohabiter (relativement au moins) des musulmans, des juifs et des chrétiens dans un même espace, ou encore celles des différentes minorités issues de très vieilles confessions en Irak, au Liban ou en Syrie par exemple, une explication du monde de plus en plus teintée par un bigotisme qui «sacralise» le rejet de l’autre, est l’une des causes essentielles de l’arriération du monde musulman. L’ignorance sacralisée, pour reprendre Mohamed Arkoun, a de plus en plus l’apanage de l’explication. Elle noyaute toutes les sphères. Certains discours de plus en plus «islamisés» d’hommes ou de femmes politiques n’auraient jamais été tenus publiquement il y a quelques décennies. Des influences intellectuelles multiples, des survivances séculières ou même païennes « raisonnaient», voire rationnalisaient, un tant soit peu la parole tenue publiquement.
De nos jours, c’est l’État lui-même, le garant du vivre-ensemble, qui distribue des Corans pour des médecins. Des mosquées poussent à l’intérieur même des écoles et des universités ; des hommes d’État cautionnent publiquement un charlatanisme béat qui explique la vie par l’oraison, guérit des maladies graves par l’amulette, la Roukia et le talisman. Des médias donnent du crédit à toutes sortes de bonimenteurs qui expliquent avoir découvert le vaccin du coronavirus ou pouvoir guérir le diabète. Bien pire, des tartufes élevés au rang de penseurs persuadent sans coup férir les foules de la possibilité d’être modernes, c’est-à-dire d’être dans le 21e siècle, par les outils du 7e siècle ; des milliers de téléprédicateurs, de politiques ou même d’universitaires expliquent et arguent sur toutes les officines que pour guérir les problèmes de notre époque, il faut aller chercher les solutions dans des temps quasi-immémoriaux, en convoquant des temps mytho-historiques et non historiques.
Un obscurantisme qui ressemble à celui du Moyen-Âge le plus sombre
La modernité est fondée entre autres sur la critique de la religion ; le temps passant, elle a fini par signifier «être tourné vers l’avenir et non pas vers le passé». La tolérance par exemple, contrairement aux argumentaires religieux, est une conquête de la modernité. Car, prise littéralement, aucune religion monothéiste n’inclue la religion de l’Autre et ne lui reconnaisse ne serait-ce que son caractère divin ; dans chaque religion, la reconnaissance de l’Autre est conditionnelle. De tout temps, les trois grands monothéismes que nous connaissons ont été fondés sur «l’exclusion réciproque» comme l’explique Mohamed Arkoun dans son célèbre triangle anthropologique. Si la religion est une certaine représentation de la vérité, l’islam, le christianisme ou le judaïsme, chacun à sa façon, a exclu du «bénéfice de la vérité» les deux autres.
D’où l’inéluctable «exercice de conquête sur soi» de chaque croyant, disait Albert Memmi sur la tolérance, pour que nos sociétés sortent du piège de la vérité et de la foi de l’affirmation, et conquièrent la vérité mouvante et changeante qui se construit tous les jours, parce que se fondant sur la raison ; or la raison n’est pas taillée dans le fer rouillé des certitudes ; elle est une construction historique, sociale, culturelle ; elle se remet en cause en permanence.
Le monde dit d’Occident pour arriver au possible, disions-nous, d’une école ou d’une université capable de contenir en son sein des centaines de cultures, de faire cohabiter les identités multiples, jeter les passerelles de l’interculturalité pour redéfinir un vivre-ensemble pacifique et pacifié dont les divergences et les différences sont aussi bien salvatrices que nourricières, a vécu des siècles d’obscurité durant lesquels il bannissait le corps au point de faire disparaitre quasiment les sports, démonétisait la science et les scientifiques, sanctifiait les bondieusards. À lire Une histoire du corps du Moyen Âge, Héros et merveilles du Moyen Âge ou encore Le Dieu du Moyen Âge du grand historien médiéviste Jacques Legoff, on découvre des caractéristiques sociales propres à la période sombre du Moyen Âge (Jacques Legoff a toujours défendu l’idée que le Moyen Âge comportait le pire comme le meilleur) qui sont quasi-similaires à celles du monde musulman aujourd’hui :
- «L’existence terrestre est considérée comme un passage, le monde une vallée de larmes», pour recontextualiser les mots même de l’historien médiéviste.
- L’explication des phénomènes naturels et du monde en général en recourant au miracle et au merveilleux. Il suffit de penser dans notre cas aux colloques organisés autour de la question du «miracle coranique», aux multiples tentatives pour l’enseigner comme discipline scientifique à part entière dans nos universités.
- Si les universités au Moyen Âge (une grande conquête du Moyen Âge justement, 12e et 13e siècles) étaient, du moins au début, inféodés au pape ou à l’empereur, les écoles et les universités dans le monde musulman sont généralement soumises au contrôle du religieux, et ce, officiellement ou non. Il n’y a pratiquement aucune université dans le monde dit arabe qui étudie savamment par exemple le nouveau ou l’ancien testament. Il est par ailleurs presque impossible de critiquer le Coran. Si la philosophie jouissait d’une liberté relative d’enseignement, il y a quelques décennies, de plus en plus d’idéologues montent au créneau pour la qualifier de contraire aux préceptes islamiques, de science mécréante…
- Le rapport au corps du musulman est aujourd’hui aussi complexe et aussi paradoxal que celui qu’avait le chrétien du Moyen Âge le plus sombre ; parce qu’objet du péché d’Adam et Ève, le corps est «humilié», perçu exactement comme le percevait le pape Grégoire de Tours (538-594) « un abominable vêtement de l’âme » ; les hommes du Moyen Âge croyaient davantage en l’âme qu’au corps. Le sport avait quasiment disparu. Et dans notre monde dit d’islam, la haine, la peur du corps ou à tout le moins le lien alambiqué au corps puise dans l’interprétation littérale du musulman pour les textes ; un lien complexe qui fait les choux gras de l’idéologie de l’islam politique qui a fait des cheveux de la femme un attentat à la pudeur et qui n’a de cesse de puiser dans les textes l’explication de sa minoration. Et pour parer à toute velléité féministe, l’islamisme a encore inventé «le féminisme islamique», pour évidemment « tracer au cordeau» les lignes rouges et indépassables ! Il y a sans doute dans cette « culpabilisation» du corps une grande part du malheur de nos sociétés. Si le monde dit d’Occident a atteint son niveau de développement collectif en même temps que d’épanouissement individuel c’est immanquablement dû à la libération de la femme, à la « sacralisation du citoyen» et du vivre-ensemble et non des textes.
- «L’indiscuté et l’indiscutable» qui entourent le texte sacré pour que la légitimité et la suprématie de l’explication puisée dans le Livre ait toujours un pouvoir aussi puissant, et pour que conséquemment le clergé ait toujours la même emprise sur les foules.
On ne peut bien sûr énumérer toutes les causes ici, mais s’il l’on se contentait seulement de quelques-unes, on aurait déjà au moins une partie de l’explication de notre arriération : le monde musulman ne «fabrique» plus des citoyens, mais des croyants ; même les croyants d’autres religions n’y ont plus la même place qu’avant. Partout on chasse des Yazidis, des chrétiens, des juifs, des chiites. Le monde musulman ne «fabrique» plus des artistes, des inventeurs, des scientifiques, des chanteurs, des danseurs, des architectes, des penseurs, des écrivains, des sociétés plurielles, des interculturalités fécondes. Il ne s’appuie pas sur son autre « Moitié de la société», expliquait déjà Averroès au 12e siècle, les femmes en l’occurrence, pour se développer. Il y a tant de scènes insoutenables de lapidation, d’immolations, de mutilations publiques qui étayent notre propos ; qui expliquent la culpabilisation de la féminité, la relation complexe qui lie le «musulman» en général au corps et à la féminité.
Les États nations qui puisent dans l’arabité et l’islamité toutes sortes de légitimités pour mieux contrôler les masses, ne regardent et n’analysent plus le monde que des yeux de musulmans, ne disposent d’outils intellectuels pour vivre dans l’espace-temps que ceux donnés par «le tout islam».
Pris en blocs, on peut presque affirmer que de tous les croyants des grands monothéismes, les musulmans sont malheureusement ceux qui ont le plus de difficulté à débattre sérieusement de leur religion. Il est souvent difficile au musulman d’adopter une position scientifique et critique pour aller outre sa foi de l’affirmation qu’il ne soumet à aucune question. Combien de films, de documentaires, de caricatures polémiques ont été faits sur Jésus ? Combien d’œuvres littéraires ou scientifiques ont été écrites ou produites sur l’existence historique même de Moïse, de Jésus ou d’autres prophètes ? Dans le monde musulman, Mahmoud Al-Akad, le célèbre réalisateur du film Al-Rissalat a été assassiné bien qu’il ait réalisé un film monumental sur le prophète de l’islâm. Farag Fouda a été tué pour ses positions laïques ; une fatwa de mort a été émise par l’Iran de Khomeiny contre Salman Rushdi après la publication de son célèbre Versets sataniques. Le théologien libéral soudanais Mahmoud Mohamed Taha a été exécuté en 1985 par le président soudanais Gaafar Nimeiry pour apostasie. Apostasier est devenue l’arme intégriste par excellence pour dissuader les intellectuels de réfléchir, de débattre, d’être simplement des humains qui pensent. Tant d’intellectuels, de penseurs, de journalistes ou même de simples citoyens qui ont essayé d’affirmer leur droit d’être différent ont été assassinés, menacés, poussés à l’exil, interdits de prendre la parole publiquement ; bref, voués à toutes les gémonies.
L’explication exclusive de l’existence par la religion a fait oublier presque au monde musulman la possibilité d’un monde après l’islam.
À suivre…
[1] Expression attribuée au pape Grégoire le Grand (6e siècle).
[3] https://www.courrierinternational.com/article/2010/05/27/les-mille-et-une-nuits-sauvees-par-l-occident