Notre Toussaint rouge à nous aussi
C’était un 1er novembre, jour de la Toussaint où les catholiques honorent leurs saints et leurs morts, lorsque des déflagrations se firent entendre dans différents endroits du pays marquant le début de la guerre d’indépendance de l’Algérie et l’ouverture des hostilités contre les Français. Ces derniers désignèrent ce jour-là comme celui de la Toussaint sanglante, appelée aussi Toussaint rouge. Sans le savoir, nos parents choisirent ce même jour pour nous raccourcir les pendentifs à tous les deux, mon frère cinq ans, moi trois ans.
À la maison, l’atmosphère était festive comme l’était la présence de tout ce monde dont certains avaient disparu des radars familiaux depuis bien longtemps ; ils riaient, se parlaient, se congratulaient, s’étreignaient. Puis soudainement, mon oncle, aidé d’un voisin, s’empara de mon frère qui ne se doutait de rien. Tous deux lui retirèrent ses chaussures et le short qu’il portait, le firent asseoir comme le voulait la tradition sur une Gassâa en bois (utilisée habituellement pour rouler la semoule de couscous) qui, une fois retournée et posée à même le sol, servait de siège bas, plus ramassé, plus stable. Pour l’immobiliser et éviter qu’il ne bouge, ils se mirent derrière lui, collés fortement à son dos, lui écartèrent les jambes puis passèrent ses bras sous ses genoux par les extérieurs, inclinèrent légèrement son corps vers l’arrière et le tinrent vigoureusement par les mains. Il ne comprenait pas ce qu’il lui arrivait, et encore moins la violence exercée à son encontre pour l’entraver aussi brutalement alors qu’il n’avait rien fait de répréhensible. Il pleurait beaucoup ; l’inquiétude lui mangeait le visage ; toute la détresse du monde se lisait dans ses yeux.
Celui qui était chargé de pratiquer la circoncision ce jour-là était coiffeur de profession, « le meilleur du quartier du Derb », disait-on à cette époque. Accroupi face à mon frère, il commença d’abord par lui décalotter le gland tenu entre le pouce et l’index, un peu comme s’il le masturbait, jusqu’à ce qu’il coulisse aisément dans les deux sens et puisse passer sa tête par l’orifice du prépuce, ce petit bout de peau pendante qui devait être amputé. Mon frère n’avait cessé de hurler pendant tout ce temps, comme une bête qu’on dépeçait vivante ; il se vidait de son énergie, pourtant bien vaillante à cet âge, et se voyait mourir d’un instant à l’autre.
Imperturbable, parce que l’expérience aidant, le coiffeur fit passer d’abord le petit bout de peau que réprouve notre foi par le trou d’une pièce de monnaie ancienne, un sou troué, puis le tendit au maximum de son élasticité. Il fit ensuite un nœud à l’aide d’une ficelle autour du prépuce pour le retenir à cet endroit-là et s’assura en même temps de la bonne tenue du dispositif : d’abord le gland, ensuite le sou troué, puis le nœud de la ficelle, et enfin le prépuce qui continuait de pendre. Il tira ensuite légèrement le bout du prépuce avec les doigts d’une main pour bien positionner les ciseaux, qu’il tenait de l’autre, entre le sou troué et le nœud de la ficelle. Puis, sa main se referma d’un coup sec sur les deux poignées faisant glisser les deux lames l’une sur l’autre. Le prépuce était tranché ; il le tenait entre ses deux doigts. Pour arrêter le saignement, il saupoudra abondamment la plaie avec une « poudre maison », qu’il sortit d’un petit sachet. « Une croûte se formera pendant quelques jours, le temps de cicatriser et finira par disparaître toute seule ; il sautera comme un cabri, vous verrez », dixit le coiffeur.
Mon frère était hébété, groggy ; il avait les yeux rougis, la voix atone, quand il fut transféré de l’autre côté de la clôture invisible qui séparait les hommes des femmes ; les youyous étouffaient ses sanglots ; il eut droit à des embrassades, des bonbons, des œufs durs, des pièces de monnaie, authentiques celles-là, et une robe blanche à sa taille comme pyjama pour la durée de sa convalescence. Tout pour lui faire oublier la douleur insupportable qui le tenaillait. On l’installa ensuite sur un grand matelas à même le sol, couvert d’un drap blanc et de quelques nattes colorées pour donner à son environnement de convalescent un décor plus joyeux.
Alors que j’étais encore affairé à partager les bonbons de mon frère et la joie des convives, mon oncle, toujours lui, m’agrippa brusquement par le cou, me porta comme un paquet postal et me déposa devant le coiffeur. Ce n’était qu’au moment où ils commencèrent à me déshabiller et à m’installer moi aussi sur cette maudite Gassâa de malheur que je compris que c’était à mon tour de passer à la casserole, mon père ayant décidé pour des raisons économiques évidentes de faire réaliser les deux circoncisions le même jour. Tout comme mon frère, allongé à ses côtés, dans une robe tout aussi blanche que la sienne, je me redressais à peine pour faire les embrassades d’usage aux invités et tendre la main pour recevoir ce qui m’était dû.
Il nous a fallu du temps à tous les deux pour ne plus marcher les jambes exagérément écartées, avec la peur de se faire mal qui nous pendait au nez. Il fallait aussi lustrer l’honneur familial en acceptant docilement de soulever la robe à chaque fois qu’il y avait des visiteurs à la maison, histoire de leur montrer les chefs-d’œuvre réalisés par le coiffeur du Derb, « de la belle ouvrage ! », disaient les connaisseurs en hochant la tête. Des adultes présents ce jour-là me rapportèrent plus tard, beaucoup plus tard, qu’une fois les deux lames des ciseaux refermées sur ma chair et à la vue du sang, je m’étais mis à hurler : « On m’a tout coupé ; il ne reste plus rien ; je ne pourrai plus faire pipi ; mais je vais faire comment maintenant ? » Le 1er novembre 1954 fut pour nous aussi une Toussaint rouge, une journée sanglante. [1]
[1] Extrait du roman « Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale » https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200