On ne badinait pas avec l’honneur en ces temps-là

Nous nous étions attardés une fin d’après-midi d’un jour d’été, mon frère et moi, à traîner nos fesses dans un autre quartier que le nôtre quand soudain la sirène, la grande sirène installée sur le toit de la mairie, se mit à hurler de toutes ses tripes, émettant des décibels à en déchirer les tympans. Elle s’arrêtait un bref instant, reprenait son souffle puis repartait de plus belle pour rappeler aux rares adultes encore distraits l’heure du couvre-feu mais aussi aux enfants comme nous, happés souvent par les jeux de rue et par l’oisiveté quand les grandes vacances scolaires s’étiraient à l’infini.

Pendant qu’un hélicoptère tournoyait au-dessus de nos têtes, une colonne de commandos parachutistes progressait en direction de Boudia, un quartier habité exclusivement par des autochtones du cru. Sans même y prêter attention, nous continuions de vaquer à nos distractions habituelles car nous savions que nous ne représentions aucun danger pour eux. A force de les côtoyer au quotidien, on ne se rendait même plus compte de leur présence à nos côtés. Il est vrai qu’ils ne nous brutalisaient jamais, même s’ils nous prenaient après le couvre-feu, parfois comme des rats, et quand c’était le cas, ils se contentaient seulement de nous fouiller, puis de nous houspiller bruyamment pour nous faire peur comme d’habitude, avant de nous demander de déguerpir, sans plus.

Nous avions fini par détaler tous les deux en prenant la rue Dombasle, celle qui passait devant la mairie, croisait les rues Lamoricière, Parmentier, Monge pour terminer sa course devant l’église, rue Mogador. Pas âme qui vive durant tout le chemin mais arrivés à la hauteur de la Poste, nous aperçûmes de loin mon père se dirigeant vers nous en pressant le pas, vociférant des insultes et des menaces : « Je vais vous tordre le cou ; je vais vous casser la tête, les mains et les pieds, petits crétins de malheur ; je vais… » Il était très en colère ; la peur le rendait fou.

A deux pas du four de Tobélem, une patrouille de cinq militaires en tenue de combat fit irruption, sortant de nulle part, leurs armes toutes pointées sur mon père qui tremblait comme une feuille par grand vent. L’un d’eux l’agrippa sauvagement par le col, le fouilla nerveusement de partout, des oreilles aux orteils, repassant les mains plusieurs fois autour de la taille, devant comme derrière. Mon père avait du mal à rester en place et à respirer normalement ; il ne baissa les bras que pour tendre ses papiers à celui qui avait toutes les apparences d’être le chef puis les retendit vers le ciel en attendant ses instructions ; de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front ; il était liquéfié, comme prêt à s’évaporer. Je ne l’avais jamais vu dans cet état et découvrais pour la première fois de mon existence que mon père, tout autoritaire qu’il était et en dépit de son imposante moustache, pouvait lui aussi avoir peur.

Le chef lui rendit ses papiers en le questionnant sur un ton sec, brutal : « Tu fais quoi dehors ? Tu sais que c’est le couvre-feu, alors pourquoi tu es sorti de chez toi, imbécile ? La sirène, c’est fait  pour les chiens ? » lui hurlait-il dessus à s’en déformer le visage. « Je cherchais mes enfants, je te jure Monsieur que ça n’arrive pas encore une fois, la prochaine fois, jamais de la vie », répondit mon père, dans un français hésitant, propre à ceux qui n’avaient pas connu l’école. Il bégayait ; il tremblait. On aurait dit que sa mâchoire inférieure allait se décrocher du reste tant elle était instable, branlante ; la peur lui avait creusé les joues d’un seul coup. « Tu peux partir, c’est bon pour cette fois-ci, mais tu sais ce qui t’arrivera la prochaine fois ? Bang ! Bang ! Bang !  » lâcha le chef en mimant le geste et en pointant son arme sur lui comme pour tirer pour de vrai. « Merci Monsieur », répondit mon père, d’une voix faible, presque éteinte. Cette fois-ci, mon frère et moi avions échappé à la fouille.

Mais lorsque nous tournâmes le dos à la patrouille qui s’apprêtait à quitter les lieux, mon père, nous tenant chacun par la main, reçut à ce moment-là un coup de pied au cul magistral de la part de l’un des militaires, un coup de pied inattendu, d’une violence inouïe, le soulevant du sol et le propulsant brutalement à terre. Alors que la patrouille s’éloignait dans un brouhaha de rires de potaches, lui peinait à se relever et à se tenir debout. Il s’appuya sur nous comme sur deux béquilles pour avancer ; il avait mal au bas du dos, très mal même. Coccyx brisé ? Fêlé ? Pas une seule fois en chemin il n’a exprimé la moindre douleur ou la moindre gêne. Il n’allait pas, et ne pouvait pas, afficher ce désagrément devant nous, sa dignité et sa fierté en auraient pris un sacré coup.

Avant d’arriver chez nous, son visage commençait à reprendre des couleurs et ses traits habituels réapparaissaient progressivement ; il se forçait à marcher droit et à ne pas boiter, se retenant, pour les mêmes raisons probablement, de mettre la main contre son arrière-train pour faire effet de compresse et atténuer la douleur. A la maison, il resta cloîtré pendant plusieurs jours, s’exerçant à tenir debout et à marcher lentement dans la courette de notre logement, attendant les premiers progrès pour reprendre son travail. Et comme l’endroit douloureux ne pouvait être évoqué en public, consigne nous avait été donnée par notre maman de n’en parler à personne. Ni aux autres membres de la famille, ni aux voisins, ni à l’école, ni dans la rue. On ne badinait pas avec l’honneur en ces temps-là. [1]

[1] Extrait du roman « Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale ».  https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *