« Il n’y a pas de rupture entre le milieu social et le scolaire » (Claude Cortier, sociodidacticienne)
Claude Cortier est enseignante-chercheure émérite en sociolinguistique et didactique des langues, associée aux laboratoires ICAR- UMR 5191, CNRS- Université de Lyon et LISODIP, ENS Alger Bouzareah. Elle est engagée actuellement dans plusieurs programmes de recherche et de formation au Maghreb, notamment franco-algériens, portant sur la sociodidactique et les langues d’enseignement en milieu universitaire et professionnel.
Vous avez largement travaillé sur les langues polynomiques, pour reprendre la terminologie de Marcellesi, notamment le corse et avez dirigé également des travaux de recherche, en Algérie notamment, portant sur cette thématique. À votre avis, comment pourrait-on dépasser le conflit diglossique pour aller vers un plurilinguisme valorisé ?
Votre formulation correspond aux analyses qu’avec Alain Di Meglio nous avons réalisées concernant le terrain corse et l’enseignement bilingue français-corse développé sur l’île. C’est en effet grâce au statut de langue polynomique, proposé pour la langue corse par Jean-Baptiste Marcellesi et les sociolinguistes, c’est-à-dire une langue définie par la somme de ses variétés et dont aucune n’est érigée en standard, que les corsophones, et les enseignants bilingues a fortiori peuvent développer plus aisément des attitudes de respect, d’ouverture et de tolérance linguistique propices à surmonter les conflits linguistiques. En équilibrant, par un enseignement bilingue à parité horaire, la place du français et du corse dans la classe et dans l’école, en jouant sur les variétés de contacts, sur cet ensemble de pratiques langagières dont le mouvement échappe à l’encadrement normatif et aux hiérarchisations internes et sur la proximité des langues romanes, il est apparu possible en effet, pour l’enseignant de réhabiliter l’image de la langue minorée et de dépasser les phénomènes de diglossie tout en rendant l’enseignement bilingue attractif par une ouverture au plurilinguisme. Des travaux historiques sur l’enseignement des langues régionales ont d’ailleurs montré que dans les débuts du 20e siècle, des enseignants de primaire pratiquaient une approche contrastive-comparative pour faciliter l’apprentissage du français et ne pas couper l’élève de sa langue première.
Un grand colloque organisé à Corte en 1990 (Chiorboli, Corti 90) a permis d’examiner le concept de « langue polynomique » et de voir dans quelle mesure il pourrait être adapté à d’autres langues comme l’arabe ou le français, qui connaissent une grande extension et de nombreuses variations. Pour le français, le poids de la norme idéologique savamment entretenue depuis des siècles, la référence constante au français standard, voire encore parfois au « bon français » dans les enseignements, introduit une hiérarchisation entre les variétés qui implique d’emblée d’exclure cette hypothèse. Concernant l’arabe, Ibrahim, Elimam et Laroussi avaient, dans ce colloque, proposé la notion de « fonctionnements polynomiques », en prenant pour pivot la compétence de communication, c’est-à-dire des fonctionnements où la variation est centrale. D’un point de vue didactique, il importe alors de travailler les compétences culturelles et surtout socio-pragmatiques, pour gérer les interactions, mais surtout on fera alors une distinction essentielle entre capacités en expression et capacités en compréhension.
En Algérie, peut-on parler de conflit diglossique ? et si oui pour quelles langues ? La question semble faire débat chez les spécialistes. Khaoula Taleb-Ibrahimi décrit pour sa part la coexistence « houleuse et parfois conflictuelle » de plusieurs variétés langagières au sein de trois grandes sphères, arabophone, berbérophone et francophone. Je ne suis pas arabisante et de ce fait, ne m’autoriserai pas à me prononcer fermement sur le sujet. Il est manifeste dans les media qu’il y a aujourd’hui en Algérie et peut-être davantage encore au Maroc une forte thématisation des questions linguistiques, qui incarnent des enjeux de société, d’identité et de pouvoir. Cela a été d’une brûlante actualité ces dernières années, lorsque des réformes ont été proposées en faveur de l’enseignement en darija ou en amazigh et de l’enseignement des sciences en français décidé au Maroc.
Ce qui est observable aujourd’hui, c’est le statut officiel accordé aux langues et les revendications qui s’expriment de plus en plus nettement en faveur de la reconnaissance des langues dites maternelles ou de socialisation, l’arabe darija et l’amazigh. L’entretien avec Abdou Elimam que vous avez réalisé est très clair à ce sujet.
J’ai pu observer et analyser grâce aux travaux d’étudiants et à de nombreuses enquêtes, co-dirigés avec des collègues algériens ou marocains, les représentations accordées aux variétés d’arabe et de français utilisées en milieu scolaire et universitaire et la dévalorisation de ces variétés parlées et écrites par les étudiants, qui peut aboutir de la part des enseignants, mais aussi de journalistes, à un qualificatif comme celui d’« analphabète bilingue », manifestation évidente de dévalorisation, voire d’auto-dénigrement. Suite à ces travaux maghrébins et d’autres réalisés en France pour l’accueil et la scolarisation des élèves allophones et grâce à des didacticiens de l’arabe comme Cherifa Ghettas en Algérie, Joseph Dichy en France et bien d’autres, il apparait qu’une didactique pluriglossique, acceptant l’expression de l’apprenant et intégrant progressivement les différentes variétés auxquelles peut accéder un locuteur ou un apprenant en milieu scolaire ou universitaire, serait une orientation à privilégier. Mais cela demande une formation des enseignants qui accorde une place importante à la sociolinguistique et à la sociodidactique des langues et de « la pluralité linguistique » pour reprendre la formulation de Blanchet et Clerc-Conan.
Il est patent que votre position est de défendre les langues dites minoritaires en plaidant en faveur de leur intégration dans le contexte didactique comme tremplin et élan vers une/d’autre(s) langue(s). Pouvez-vous nous expliquer comment le recours à ces langues peut favoriser l’apprentissage des langues à apprendre ?
C’est comme je l’ai dit, c’est à partir d’expériences conduites en Corse par des enseignants bilingues expérimentés, reconnaissant la polynomie du corse et pratiquant l’alternance des langues sous différentes formes, qu’avec Alain Di Meglio, il y a maintenant une quinzaine d’années, nous avons pu montrer la cohérence d’un projet d’éducation bilingue ouvert au plurilinguisme, par des contacts avec l’italien et d’autres langues romanes (sarde, portugais, occitan, catalan, espagnol) ou par la reconnaissance/valorisation des langues familiales des élèves (portugais, arabe). Sur ce dernier point, il est patent que des enseignants qui, en tant que locuteurs, ont souffert de la minoration de leur langue maternelle ou identitaire développeront davantage d’empathie et d’attention à l’égard d’apprenants locuteurs de langues minoritaires ou minorisées.
Sur le plan didactique, nos travaux et ceux d’autres chercheurs dans des régions similaires ont pu montrer l’importance de la conscience linguistique, en lien avec la connaissance/reconnaissance des variations, qui provoque de facto une distanciation et une réflexion métalinguistique et l’acceptation par les enseignants bilingues de pratiques langagières socialement reconnues mais non standard. Sans cette acceptation, les enseignants peuvent devenir complices de phénomènes de minoration des langues. L’autre point essentiel est celui d’une maitrise par les enseignants de l’alternance des langues à la fois dans les curricula et dans les pratiques de classe. Dans cette optique, la sensibilisation aux variations, aux accents et autres phénomènes de contact et surtout les alternances codiques sont considérées comme des « leviers de l’apprentissage », car elles ne servent pas seulement à compenser des lacunes mais reflètent l’articulation entre les langues et des stratégies transversales.
À partir d’une « modélisation » de cet enseignement bi/plurilingue, politiquement assumé en Corse dans tous les plans de développement de la Collectivité territoriale, nous avons été amenés à poser l’hypothèse d’une sociodidactique des langues minoritaires, où cette langue et ses variétés, envisagées comme continuum, servent de tremplin pour une éducation bi/plurilingue puis à l’expérimenter dans d’autres contextes. Cela a débouché sur le projet « Langues régionales, langues minoritaires et Education bi-/plurilingue » (EBP-ICI) développé au Centre européen des langues vivantes du Conseil de l’Europe à Graz de 2007 à 2011, avec des équipes françaises et européennes et un partenariat étroit avec le Val d’Aoste, qui souhaitait intégrer le franco-provençal dans son modèle et la Catalogne, dont les itinéraires romans sont bien connus. (cf. https://www.ecml.at/ECML-Programme/Programme2008-2011/RegionalMinorityLanguagesinbi-plurilingualeducation/tabid/4385/language/en-GB/Default.aspx).
Comme votre approche de recherche s’inscrit à la fois dans une perspective sociodidactique et didactique du plurilinguisme, j’aimerais bien que vous explicitiez comment favoriser le contact des langues et des cultures en classe de langue.
La sociodidactique vise à prendre en charge pédagogiquement (par des dispositifs) et didactiquement les problématiques sociolinguistiques qui sont des enjeux éducatifs et sociaux, les contacts/conflits de langue, impliquant des questions de minoration et minorisation, de diglossie, d’insécurité linguistique. Cela a déjà été bien explicité dans vos entretiens avec Marielle Rispail et Philippe Blanchet. Il me semble que les approches interculturelles sont indissociables de la didactique des langues, mais si l’enseignement de contenus culturels n’est pas à bannir, car il aide à analyser/interpréter les situations de contact et leur jeux et enjeux culturels, il faut en éviter les principaux écueils, la production de stéréotypes et l’essentialisation des cultures.
Je suis d’un certain côté en accord avec Marielle Rispail lorsqu’elle dit vouloir dissocier langue et cultures. Ce n’est pas parce qu’on apprend le français que l’on doit s’intéresser à la mode ou à la gastronomie française. Plutôt que de connaissances, il faudrait le plus souvent parler de questionnements ou d’hypothèses interprétatives et une analyse en termes de tension devient plus à même de rendre compte de la complexité des situations de contact. Une entrée par la francophonie ou plutôt par les francophonies, dans leurs dimensions linguistiques, sociales, culturelles au sens anthropologique et littéraire, est devenue indispensable, y compris en France. Que l’on s’intéresse aux variétés parlées, aux modes de vie et coutumes, aux cultures éducatives, aux cultures de jeunes, etc., les possibilités sont nombreuses et permettent de parler de soi et de l’autre. J’en profite pour souligner au passage l’importance des cultures éducatives au sens large, cultures linguistiques et didactiques qu’il convient de prendre en compte lorsque l’on met en place une didactique plurilinguistique. Les traditions de transmission littéraire très marquées dans certaines langues comme l’arabe ou le français, le rapport marqué à la norme ne sont guère présents en anglais ou même en espagnol. Nous l’avons noté en Algérie. Ces différences engendrent des représentations qui peuvent être défavorables à une didactique intégrée. (Voir sur cette question, un numéro récent de la revue en ligne Action Didactique, Université de Bejaia : http://www.univ-bejaia.dz/action-didactique/num%C3%A9ro-4.html).
La sociodidactique permet d’introduire une dynamique spécifique dans la mesure où elle s’appuie sur les contextes sociolinguistiques et socioculturels et sur les répertoires langagiers des apprenants, en tenant compte des représentations associées aux variétés linguistiques et cultures concernées, qu’elles soient régionales, minoritaires ou issues des migrations. Elle se construit donc d’emblée comme une éducation à l’altérité. Car la pluralité est toujours déjà là, si l’on considère les variations internes et la diversité des modes de vie et de pensée à laquelle tous les groupes doivent faire face.
Cela suppose que les enseignants soient formés à utiliser des outils qui les aident à connaitre, par la mise en activité des apprenants, les langues et variétés présentes dans la classe et dans l’environnement. Ce sont notamment les enquêtes qui portent sur les paysages linguistiques mais aussi les biographies langagières, qui peuvent prendre diverses formes en fonction de l’âge des apprenants. On sait, grâce à la philosophie, que la connaissance de soi se construit à travers celle des autres. La prise de conscience par un groupe de la diversité et de la pluralité des langues et des cultures, y compris dans des milieux parfois réputés monolingues, est un préalable. La pédagogie interculturelle en France conçue d’abord dans les années 70 pour les enfants immigrants a été fortement contestée. Elle reposait sur une pédagogie de projet qui associait l’environnement scolaire, familial et social à travers des pratiques, traditionnelles ou non, tels que comptines, chansons, contes et récits, où l’interculturalité se construisait dans la classe et dans l’école. La pédagogie de projet est encore aujourd’hui un dispositif à privilégier car elle peut être pratiquée à tous les niveaux du système éducatif et contribue à fédérer un groupe par des activités complémentaires, des interactions entre apprendre et agir, des situations ou des communications « authentiques » débouchant sur des réalisations sociales visibles.
La prise en compte des variétés interlectales et interdialectales développent une compétence « méta » et « varia » certes, mais les représentations unicistes de la langue et l’absence aussi bien de « pesanteurs normatives » dans les langues régionales ou collatérales (Eloy) que de l’ossification d’une norme unique (Marcellesi) continuent à nourrir la discrépance entre le sociétal et le scolaire. Quelles sont les pistes sociodidactiques que vous envisagez pour développer une interdisciplinarité interlinguistique et interculturelle ?
Votre question soulève une objection souvent formulée à l’égard des didactiques de type « variationniste », par les enseignants ou chercheurs, s’inscrivant dans le respect de la norme ou soucieux de respecter les formes scolaires. Je voudrais toutefois rappeler qu’en France, dans les années 80, les premiers travaux sur les pratiques langagières, la variation et les représentations associées, développés à l’Institut national de recherche pédagogique, ont révélé l’ampleur des problèmes posés par les enfants dont les langues ou les pratiques langagières familiales sont minorées, remettant en cause les pratiques pédagogiques fondées sur une représentation uniciste de la langue. Ils ont mis en évidence aussi, comment dans les langues minorées, l’absence de « pesanteurs normatives » importantes doit être conçue comme une chance pour la pédagogie et non comme un handicap.
Lorsque des langues et variétés minoritaires et/ou minorées sont fortement présentes dans l’environnement familial ou social, elles entrent en effet dans la classe, où elles seront alors le plus souvent objets de stigmatisation ou discrimination, notamment dans leurs formes intermédiaires, interlectales, selon la formulation des sociolinguistes. Elles influent évidemment sur les capacités et les formes d’expression des élèves dans la langue majeure de scolarisation et, pour certains, entravent l’accès aux variétés scolaires de la langue dominante, voire de la langue régionale. Cela a pu être constaté à l’île de la Réunion par exemple, pour le créole ou bien en Alsace, où l’allemand est enseigné comme langue régionale à la place de l’alsacien.
Pour les sociodidacticiens et d’une manière générale pour tous les enseignants et chercheurs qui, depuis longtemps, s’intéressent aux déterminants socioculturels de la réussite scolaire, au langage et aux pratiques langagières et culturelles, il n’y a pas de rupture entre le milieu social et le scolaire et il est nécessaire d’étudier comment le scolaire renforce ou compense au contraire les inégalités ou discriminations socioculturelles. C’est là un des grands apports de la sociolinguistique scolaire dans les années 70- 80 avec les travaux du couple Marcellesi (Jean-Baptiste et Christiane). Une grande partie de l’élaboration sociodidactique repose justement sur la recherche de ce qui, du sociétal entre nécessairement dans le scolaire, qui doit être pris en compte et si possible didactisé. Il importe de s’appuyer sur les formes parlées ou connues des apprenants, pour faciliter l’appropriation des variétés académiques ou littéraires ou l’apprentissage de nouvelles langues par des activités de comparaison interlinguistiques, d’intercompréhension qui favorisent les passages d’une langue à l’autre et les transferts.
Par ailleurs, en didactique des « grandes langues », depuis l’avènement des méthodes communicatives, ce sont bien les interactions sociales, reconstruites ou authentiques, qui servent de base dans les « leçons » des manuels. Dans notre laboratoire lyonnais ICAR (Interactions, corpus, apprentissages, représentations) des extraits d’interactions sociales, issus des corpus de recherche, ont été mis en ligne et sont utilisés par des enseignants universitaires de français langue étrangère. (CLAPI-FLE :http://clapi.ish-lyon.cnrs.fr/FLE/)
Pour terminer, je voudrais souligner que la question de l’interdisciplinarité au sens large est essentielle. La sociodidactique ne peut fonctionner de façon isolée, elle est au cœur de la didactique intégrée des langues qui, pour nous, est non seulement une méthodologie de mise en relation des langues connues, enseignées et utilisés à l’école, mais une intégration des langues dans les disciplines. Toute construction de connaissance passe par un travail langagier. La question des langues de scolarisation et d’enseignement est devenue dans la dernière décennie une préoccupation essentielle de la division des politiques linguistiques du Conseil de l’Europe, mais aussi des pays du Maghreb, où les enseignements scientifiques se font généralement en français à l’université, introduisant une rupture cognitive préjudiciable si elle n’est pas prise en compte dans la transition secondaire-université. Il existe de nombreux travaux et expérimentations universitaires sur cette problématique mais qui peinent à trouver une reconnaissance et une stabilité sur le terrain. C’est pourquoi, que ce soit en milieu scolaire ou universitaire, les enseignants de langue se doivent de travailler en coordination avec les enseignants de spécialité.
Entretien réalisé par Youcef BACHA, doctorant en didactique du plurilinguisme/Sociodidactique, Laboratoire de Didactique de la Langue et des Textes, Université de Ali Lounici-Blida2, Algérie.