« Pour M. Tebboune, l’Histoire n’est qu’un enjeu politique » (Hosni Kitouni, historien)
Après l’annonce par Abdelmadjid Tebboune d’instituer le 08 mai comme journée nationale de la Mémoire et lancement d’une chaîne TV dédiée à l’histoire, nous avons sollicité l’historien Hosni Kitouni pour commenter le discours du chef de l’État à l’aune des enjeux mémoriels qui se posent à l’Algérie. Dans ses réponses très riches en informations sur l’histoire de l’Algérie, son écriture et son utilisation comme fonds de commerce par les pouvoirs politiques, notamment algérien et français, il dresse un état des lieux de l’écriture de l’histoire de l’Algérie des plus sombres. Pour lui, celle-ci reste largement dépendante de « l’historiographie coloniale » en soulignant « la délitation générale qui s’apparente à un désastre » du champ historien algérien.
« J’ai pris la décision d’instituer le 8 mai de chaque année, Journée nationale de la Mémoire » a déclaré le chef de l’État à l’occasion du 75ème anniversaire des massacres du 8 mai 1945. Commentent trouvez-vous cette décision ? Le 08 mai 1945 est-il la date la plus appropriée pour célébrer la mémoire nationale ? Est-ce le moment d’instituer une journée nationale de la Mémoire ?
Comme nombre des décisions prises récemment, celle-ci relève d’une sorte de pouvoir proconsulaire qui n’aurait de compte à rendre qu’à lui-même. L’histoire collective est par définition un bien commun de la communauté nationale et toute décision s’y afférant devrait suivre un processus de maturation et d’approbation consensuelle impliquant aussi bien les historiens qualifiés que les institutions habilitées à se prononcer sur ce genre de question. Pourquoi le 8 mai 45 et pas le 18 juin 1845 début de l’enfumade du Dahra ou le 4 décembre 1852 jour de l’assaut contre la ville de Laghouat qui donna lieu à l’un des massacres les plus horribles de l’histoire de la colonisation. Et mémoire de quoi ? Des victimes du massacre du 8 mai ou de celles de tous les massacres ayant ponctué la période coloniale ? Dans ce cas, nous avons déjà une Journée du Chahid en hommage à tous nos morts tombés sous les balles assassines de l’oppression coloniale. Autant de questions et d’autres que l’intervention impromptue du président de la République soulève sans leur apporter une réponse convaincante, puisqu’au lieu de parachever un cycle de réflexion et d’échange, la décision impose un choix délibéré que les bureaucrates se chargeront de justifier à postériori. Cette précipitation tient évidemment à la nature même de la décision et à ses arrière-pensées qui ne sont évidemment pas de nature historique, mais politique.
M. Tebboune a également parlé du lancement d’une chaîne de télévision dédiée à l’Histoire pour jouer le rôle de « support pour le système éducatif dans l’enseignement ». Les médias en Algérie, notamment les chaînes de télévision, manquant souvent aux règles d’éthique dans le traitement d’information, ne pensez-vous pas qu’il y a risque de manipulation massive de la mémoire nationale à travers ce futur média spécialisé ?
Une chaîne de télévision historique ? Ou, pourquoi pas ? J’allais dire, cela n’engage en rien le Président à faire une pareille annonce, ce sera une de plus après celle annoncée par le ministre de la communication, la 6ème je crois… À l’heure des réductions budgétaires drastiques, on se demande où ils vont trouver l’argent pour mener à bien des projets aussi budgétivores, à moins de faire techniquement dans le bricolage. Non, tout cela n’a pas de sens. Une chaîne TV fut-elle historique ne nous aidera pas à mieux connaître et aimer notre histoire si tel est le but de ce projet. Au moment où les études historiques universitaires souffrent d’une délitation générale qui s’apparente à un désastre, au moment où la recherche, les publications académiques, les rencontres et autres symposiums manquent à ce point, je me demande par quoi et par qui cette chaîne sera alimentée en contenu. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à voir du côté des chaînes actuelles : en matière d’histoire, c’est d’une indigence affligeante pour ne pas dire plus. La chaîne publique censée être à la pointe de l’excellence se contente de rediffusions tous azimuts pour commémorer les événements nationaux, quand elle ne recourt pas aux fameuses tables rondes avec les inamovibles intervenants été comme hiver. D’ailleurs, l’idée d’une chaîne d’histoire n’est pas nouvelle, le ministère des anciens moudjahidines nous l’avait déjà promise, plus d’une fois, et plus d’une fois l’annonce est restée sans suite ; en sera-t-il de même cette fois encore ? Ceci étant dit , l’idée d’une chaîne d’histoire n’est pas mauvaise en soi, si elle est le fruit d’une réelle volonté politique de libérer l’Histoire des lobbys mémoriels et de l’instrumentation démagogique dont elle fait l’objet , si bien sûr on lui donne les moyens matériels et juridiques nécessaires à sa mission de service public dédié à la connaissance et la découverte de notre passé commun. Les niches de potentialités intellectuelles et professionnelles existent si on veut bien les chercher de manière honnête et sans esprit de coterie.
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Le chef de l’État, dans son discours, semble réduire l’histoire du pays à la seule période coloniale alors qu’il existe des béances énormes dans notre histoire antique et médiévale. Pourquoi insister sur l’histoire coloniale alors que l’histoire qui est à même de restituer à l’Algérien sa profondeur historique et sa fierté est plutôt antique et médiévale ?
Il faut situer son intervention dans son contexte, la commémoration du 8 mai 45, moment emblématique de notre histoire moderne. Cependant, oui vous avez raison, comme je l’ai souligné plus haut, la mémoire nationale n’est pas réductible à tel ou tel événement ni à telle ou telle période. L’histoire de l’Algérie est une histoire de longue durée plusieurs fois millénaire. Elle a d’ailleurs longtemps été écrite de manière exclusive et en rupture des continuités par les successifs conquérants : les historiens arabes ont fait l’impasse sur la période antique considérée comme une Jahilia, les Français ont fait l’impasse sur la période médiévale, la considérant comme « les siècles obscurs de l’histoire », pour ne retenir que les fastes de la romanisation, et les historiens nationalistes, à leur tour n’ont pas su quoi faire de la période antique. Par exemple, un Tewfik El Madani a choisi Carthage contre Massinissa, considérant ce dernier comme un allié de Rome et donc indigne de figurer dans le panthéon de l’histoire nationale. À suivre les polémiques actuelles, on s’aperçoit qu’on n’est pas encore sorti de cette histoire « colonisée » écrite pour valoriser tel envahisseur au détriment de tel autre selon ses propres penchants idéologiques. Une chose est sûre, le substrat autochtone a certes subi des violences et des dominations multiples, mais sa résilience commune a fait qu’après trois mille ans, le Numide est toujours là, sur sa terre, et les frontières de son pays n’ont pratiquement pas changé depuis Massinissa, marquées à l’est par l’Amsaga et à l’ouest par la Moulouya. Cette permanence bioculturelle qui a résisté à tant d’envahisseurs fait de nous un peuple riche de multiples influences, sans qu’aucune n’ait réussi à effacer définitivement ce qui définit l’Algérien en tant qu’Algérien, autrement dit sa singularité dans une humanité plurielle.
En enfermant l’histoire contemporaine algérienne dans un face-à-face têtu avec la France, l’Algérie ne risque-t-elle pas d’écrire un récit national biaisé, aliéné et, finalement, aliénant ?
Vous touchez là au cœur du « réacteur ». Si on veut mesurer l’ampleur de notre colonialité, c’est sans doute dans la nature de nos relations à l’historiographie française et à ses institutions. Nous dépendons de l’université française, de ses centres de recherches, de ses archives, de ses encadreurs ; nous lisons notre passé dans ses bibliothèques, Gallica, la bibliothèque numérique de la BNF, reçoit sans doute plus de visiteurs algériens que de toute autre nationalité. Toute publication historique pour être éligible à la reconnaissance nationale doit de préférence passer d’abord par Paris. Tous les grands reportages télévisuels recourent d’abords aux intervenants français, Giles Manceron est O.L.C Grandmaison sont plus sollicités que tout autre historien algérien. Ce n’est pas simplement une question de langue, mais de tropisme. Or, si on observe la production historiographique française sur l’Algérie coloniale, on constate qu’un véritable embargo est fait sur la période 1830-1870, comme si cette période n’a jamais existé. On a l’impression que la recherche historique s’est arrêtée à Charles André Julien l’indépassable. Or, ce dernier est tout comme F. Gautier est un parfait représentant de l’historiographie coloniale. Pourquoi donc, en France, on a banni de la recherche la période 1830-1870 ? Période Ô combien déterminante dans la formation de la société et du peuplement coloniaux ? À contrario, c’est à cette période que des chercheurs universitaires toutes disciplines confondues, anglais et américains s’intéressent le plus, leurs travaux sont de loin les plus innovants et les plus intéressants à tous points de vue. Je pense notamment à Benjamin Brower, Jennifer Sessions, Susan Slyomovics, Diana K. Davis, à l’anglais William Gallois, à l’Algérien installé en Amérique, Majid Hannoum, tous ne sont pas traduits en français et vous ne trouverez pas non plus de recensions de leurs travaux dans les revues françaises. Que dire alors de Dirk Moses, de Lorenzo Veracini ou de Patrick Wolfe, dont les contributions sur la question de la colonisation de peuplement et du génocide sont réellement à la pointe de la recherche historique actuelle ? Ces historiens ont le mérite de ne pas être enfermés dans la culture historique française sur laquelle pèse le poids de son passé colonial et impérial, ils osent défricher des champs jusque-là totalement mis sous boisseau en France. Comme ces auteurs n’ont pas reçu l’aval de l’université française, ils demeurent totalement inconnus en Algérie à l’exception sans doute de Benjamin Brower dont on vient de traduire son A Desert Named Peace en arabe. Comment voulez-vous sortir du tête-à-tête avec la France, si sur le plan intellectuel vous ne faites pas l’effort d’ouvrir les fenêtres pour voir ce qui se passe ailleurs. La perspective comparatiste est une féconde démarche historique, malheureusement elle ne semble pas avoir cours dans nos universités, sinon je ne comprends pas pourquoi les expériences historiques de l’Amérique latine, de l’Amérique du Nord et de l’Australie nous restent totalement étrangères. Or, comme les peuples autochtones de ces pays, nous avons subi une colonisation de peuplement et qu’il y a assurément de quoi apprendre d’eux sur cette question. Malheureusement, comme vous le soulignez, nous sommes encore dans un terrible tête-à-tête névrotique avec les Français, comme pris dans le drame d’un divorce interminable et où aucune des parties ne veut vraiment s’en aller sans avoir pris avec elle tous les biens de la maison. Il y a de part et d’autre des pouvoirs politiques que ce tête-à-tête avantage opportunément comme fonds de commerce politique. Là-bas comme ici, on cherche à satisfaire ses propres lobbys nationaux et la permanence de la relation néocoloniale satisfait plus d’un cercle d’intérêt.
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M. Tebboune a appelé à « parachever l’appellation des agglomérations et quartiers des villes des noms des martyrs de la résistance populaire et de la glorieuse Guerre de libération. » On comprend à travers cette phrase que seuls « les martyrs et les résistants populaires » ont droit de cité dans notre iconographie nationale. Pourquoi l’État algérien néglige les hommes de cultures et de savoir au profit des seuls hommes d’action à tel point que, même nos universités, à l’exception de celle de Tizi-Ouzou qui porte le nom d’un écrivain (Mouloud Mammeri) et celle de Sidi-Bel Abbès qui porte celle d’un grand économiste (Djilali Liabès), toutes les autres portent des noms de moudjahid ?
Encore une fois, cela dénote de l’incapacité des dirigeants à sortir du modèle français et d’assumer pleinement l’histoire de leur pays, sa richesse, sa complexité et sa diversité. On préfère le déni et le silence sur tout ce qui ne coïncide pas avec le discours nationaliste dans son acception la plus monolithique. L’inclassable Kateb Yacine dérange, aucun wali n’en veut, ni d’Issiakem, ni de Khedda, ni de Djilali Liabes, ni de Boukhobza. Sans oublier bien sûr la part d’inculture qui semble présider à certaines décisions politiques. Pour apprécier la valeur symbolique et culturelle de Kateb Yacine, il faut l’avoir lu en profondeur et avoir découvert combien son œuvre et sa personnalité collent à l’histoire de ce pays ; combien son algérianité colle à ce point aux vertus de son peuple… sa lecture inspire la liberté et le courage de la défendre. Un créateur comme lui ne peut que déranger, il n’inspire pas confiance aux bureaucrates. Il ne les inspire pas tout simplement. Dans une nouvelle cité où j’habite, près de Constantine, les rues ne font pas plus de dix mètres de long et il y en a une cinquantaine, et bien, je ne sais pas comment ils se sont débrouillés à l’APC, mais ils ont réussi à trouver les noms nécessaires, pour les baptiser toutes. Est-ce vraiment ceux de chouhadas ? Va savoir… Comme ils nous sont tous inconnus et que leurs biographies ne figurent pas sur les plaques, ils nous restent étrangers, ne faisant pas sens et sans aucune portée symbolique, comme si on avait voulu accabler par une sorte d’anonymat notre espace collectif. Voilà comment trop d’histoire tue l’histoire.
Kitouni Hosni est chercheur associé à l’Université d’Exeter, Angleterre.Il est l’auteur de La Kabylie orientale dans l’Histoire (Casbah 2013) et du Désordre Colonial, l’Algérie à l’épreuve de la colonisation de peuplement (Casbah 2018).
Parceque Touefiq el Madani se considèrent phénicien pour légitimer son arabisme via » la parenté entre Arabe et Phénicien pour légitimer aussi l’Algérie » terre Arabe » .