El Hadj El Anka et Sadek Aissat, le châabi dans tous ses états

Étouffé par des hommages fugitifs, rendus comme par acquis de conscience, la scène artistique algérienne n’a jamais su élever son enfant prodigue au rang qu’il mérite, ni rendre à El Anka ce qui appartient à El Anka. Il a pourtant été bien plus qu’un chanteur. Au-delà de son apport incontestable à la musique algérienne qu’il a enrichi d’un des genres musicaux les plus authentiques dont il est le chef de file, il a été une source d’inspiration pour toute une génération de chanteurs, de musiciens mais aussi de romanciers.

El Anka, l’enfant du nouveau monde

De son vrai nom  Mohamed Idir Ait Ouarab, El Anka est né à la Casbah d’Alger le 20 mai 1907, de parents originaires de grande Kabylie (village Taguercift, arch des ait Djennad). Il a été disciple de  Cheikh  Mostapha Nadhor qui l’a intégré dans son orchestre en 1917 alors qu’il n’était âgé que d’une petite dizaine d’année. Depuis le début de sa carrière, le jeune musicien se fait remarquer par son grand sens du rythme et surtout par son esprit d’innovation. Avide de nouvelles sonorités à même de dire sa « vérité », ose de nouvelles touches, de nouvelles mélodies, de nouveaux rythmes. C’est vers la fin des années 20 du siècle dernier qu’il met les bases d’un nouveau genre musical, consacrant le mariage entre l’héritage andalou classique  et le patrimoine musical  citadin connu des grandes villes comme Alger, Constantine ou Tlemcen, en  les conjuguant avec le Sihli, originaire de Grande Kabylie et du Hoggar, permettant ainsi l’éclosion du châabi. Cet éventail musical riche et diversifié réussit à séduire une jeunesse qui commence à se lasser des rythmes lents des noubates andalousesetne se reconnait plus dans la musique classique fortement élaborée. Le châabi se positionne alors comme musique intermédiaire, au rythme vif et aux paroles compréhensibles mais tout en maintenant un lien solennel avec les musiques-mères. Bachir Hadj Ali affirme que « le châabi vit et s’enrichit, tout en restant liée à sa source la plus lointaine. ». Un nouveau monde né avec le châabi dont le maitre incontestable est El Anka.

Une blessure en héritage

Très vite, la scène artistique est conquise et El Anka fait des émules : le châabi est désormais une source intarissable de laquelle s’abreuve musiciens et chanteurs à souhait. À la fois authentiques et nourries à toutes les cultures ayant traversé l’Algérie, sa musique et sa poésie se marient dans une foudroyante communion pour dire la « biographie de l’âme algérienne », exalter la nostalgie des bonheurs primordiaux et faire rêver d’un monde serein, libre, où l’humain est en harmonie avec soi-même et son environnement. Mais l’univers ankaoui est aussi un creuset où se rencontrent les douleurs les plus incisives pour se convertir en autant de musiques et de vers qui glacent. L’une de ses chansons les plus connues est bien El Meknassia, l’histoire d’une blessure, d’une dépossession qui a traversé les siècles et les générations. Le poème est une Qsida de Sidi Abdelkader El Alami, poète marocain du 18éme siècle et maître d’El Melhoun. Cette qsida a été composée après qu’El Alami ait perdu sa maison à Meknès,  trompé par sa propre famille. Le poète avait été envahi par une grande nostalgie vis-à-vis de son ancienne demeure, celle de son enfance et de sa jeunesse mais aussi le réservoir symbolique de tout son art. Toutefois, cette amertume n’en fut qu’accentuée lorsque le maître a compris qu’il avait été victime de la malhonnêteté des siens. El Meknassia dont le titre original était Eddar est donc l’histoire d’une dépossession, d’une déception et d’une trahison. Cette blessure dont nous retrouvons les traces dans le poème d’El Alami a été portée par la musique ankaouie.

El Anka, en chantant le poème sous sa forme que nous connaissons aujourd’hui, a pu y insuffler une grande sensibilité ; la chanson est devenue alors un hymne que les blessés de tous les horizons chantent à l’unisson, et la fresque de toutes les colères, les déceptions, les privations. El Anka a vécu, lui aussi, cette dépossession : après l’indépendance de l’Algérie, il a été marginalisé par des bureaucrates et interdit d’antenne pendant plus de 17 ans, ce qui lui a infligé une véritable blessure dont l’aigreur ne quitterait plus le poète. C’est cette blessure, qui se décline sous diverses formes, que Sadek Aissat a héritée d’El Anka.

Une dépossession nommée El Meknassia

Sadek Aissat est un écrivain, mais le plus ankaoui des écrivains. Il a fait d’El Hadj Mohamed El Anka le cœur de toute son œuvre romanesque. Il n’a cessé, au fil des pages, de rendre hommage au Cardinal qui a su mettre des mots à des blessures indescriptibles. Sid Ahmed Semiane, ami intime de Sadek Aissat et admirateur inconditionnel d’El Anka dit à ce sujet ; « L’œuvre de Sadek est indissociable de la musique châabi, indissociable de la voix d’El Anka.». L’œuvre d’El Anka et, tout particulièrement El Meknassia, habite l’écriture de Sadek Aissat comme une obsession ; c’est à partir de la mise en abyme des histoires de dépossessions chantées par El Anka et de l’enchâssement des blessures qu’elles charrient que le romancier algérien a écrit son troisième et dernier roman Je fais comme fait dans la mer le nageur, dont le titre lui-même est extrait de la chanson El Meknassia. Ce roman est l’histoire d’une faille, celle creusée dans les esprits et dans les cœurs. Bien que Sadek Aissat ne l’ait pas chantée comme l’ont fait nombre d’artistes après El Anka, « El Meknassia est un peu l’histoire de son œuvre, elle en est le condensé », comme le souligne Sid Ahmed Semiane.

Je fais comme fait dans la mer le nageur est l’histoire d’une dépossession ; les personnages ont été dépossédés de leur patrie, de leur histoire, mais encore de leurs principes et convictions, comme El Anka a été dépossédé de son art et de sa notoriété ou encore comme El Alami a été dépossédé de sa demeure, et donc de son passé. Cette histoire enchevêtrée de blessures communes, qui traversent les siècles, les générations et les frontières a été portée par la poésie d’un maître marocain du 18éme siècle d’abord, celle d’une mélodie ankaouie défiant l’apesanteur puis celle de l’écriture aissatienne se forgeant dans la douleur, la colère et la résistance.

Sadek Aissat : l’esprit ankaoui au-delà de l’art

Le Cardinal, comme bon nombre d’inconditionnels d’El Hadj M’hamed El Anka aiment à le surnommer, était pour Sadek Aissat bien plus qu’un chanteur, bien plus qu’un musicien. Le cheikh est pour lui la voix qui défie le mutisme des douleurs, le poète qui perce les secrets du temps et qui les livre, au compte goûte, à ceux qui veulent bien les écouter. « Notre quartier était la citadelle inexpugnable de nos retraites. C’est vers lui qui s’effectuait le retour, les cassures portées en écharpe, pour pleurer, la nuit, en écoutant une cassette d’El Anka, assis sur le bord d’un trottoir. Le cheikh enseignait les mots qui disaient notre état. Lui savait le secret du temps, pas nous, » écrit Sadek Aissat. Pour le romancier algérien, El Anka est un esprit, une vision du monde, un art d’être, une obsession. Le cheikh est aussi celui qui peut nommer ces blessures « portées en écharpe » ; sa poésielui permet de dire l’indicible, au-delà des mots, de le lui faire entendre au cœur même du silence car, le chaabi, parle aussi par ses silences : « Le cœur est capable de tous les émois, mais la musique d’El Anka est au-delà de l’émotion. Il est le phénix Cardinal qui possède l’instinct du temps, le génie du ton. Au fond je n’ai pas su expliquer El Anka à Sien, peut-être que ça ne s’explique pas, que cela fait partie de ces choses qui sourdent dans le sang et remontent à la surface quand une palpitation obscure nous étreint dans le silence de son vibrato, sans qu’on sache ce que c’est au juste ». Inexplicable, la musique d’El Anka dévoile les émotions et les sentiments les plus enfouis en nous, allant au-delà de toute frontière, causant parfois des « tremblements de tête ». Elle fait parler les absences les plus prolongées de l’être.

À la lecture de l’œuvre de Sadek Aissat (L’Année des chiens, La Cité du précipice et Je fais comme fait dans la mer le nageur), il est aisé de comprendre ou de sentir qu’El Anka « en est la trame, l’âme, la colonne vertébrale ». Son influence est palpable dans chaque mot, chaque page, chaque histoire qu’Aissat raconte ; au-delà de la musique, il y a l’esprit ankaoui. Cet esprit est celui de l’authenticité, de la profondeur, fruit du mariage des contraires, la fusion des paradoxes, une de ses beautés que l’on peut voir que quand on la mérite.

Plus que tous ceux qui ont voulu perpétuer l’œuvre de Cheikh M’hamed El Anka, je pense que seul Sadek Aissat a réussi à transcender les conceptions traditionnelles de l’art et du châabi, percer les surfaces et plonger dans les profondeurs, défiant ainsi « la dictature des sentiments » et dire El Anka dans toute sa complexité, sa richesse et, surtout, ses paris artistiques implacables et ses promesses de vérité. Sadek Aissat a, en effet, su rendre vivant, faire palpiter dans chacun de ses livres, dans le corps de chaque métaphore, l’immortalité de l’esprit ankaoui, rejoignant ainsi la signification d’El Anka, le phénix, oiseau immortel renaissant éternellement de ces cendres.

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