« L’Algérie et la langue française, ou, l’altérité en partage » : un nécessaire questionnement

L’ouvrage de Rabeh SEBAA, publié en 2015 chez Frantz Fanon, décortique la problématicité de la contexture sociolinguistique, en Algérie, et notamment l’altérité en partage, la langue française. L’ouvrage est chapeauté par un texte introductif de Abderrezak DOURARI qui esquisse le fond scientifique de l’ouvrage et qui retrace l’historicité des langues et l’héritage culturel qui façonnent l’imaginativité de toute une population «…l’imaginaire des populations algériennes autochtones qui vivaient au rythme de l’influence des autorités traditionnelles tribales ou religieuses des Zaouïas. » (p. 08)

L’auteur évoque un traumatisme désastreux, une schizophrénie linguistique, occasionné par la politique linguistique conservatrice. « On n’hésite pas à parler de privation des Algériens de leur langue maternelle, en insinuant la confusion entre la langue arabe algérienne et les variétés de tamazight –véritables langues maternelles-, et l’arabe littéral ou classique ou fushâ, que j’appelle scolaire pour être normé, et qui n’est la langue de personne, pas même celle des Arabes d’Arabie. » (p. 11)

Cette situation linguistique clivée conduit à un retard en matière d’apprentissage. « Quand on voit aujourd’hui le retard en matière de savoir scientifique, technique, philosophique et intellectuel accumulé par la langue arabe scolaire. » (p. 12)

Dans ce champ épistémologique, il est difficile d’effectuer une synthèse studieuse d’un chef-d’œuvre comme celui de R. SEBAA, car le contenu s’articule sur de nombreux axes et développe une réflexion mûrie et approfondie : le plurilinguisme, le multiculturalisme, la politique éducative, la place et le rôle de la langue française, l’identité, l’altérité, l’interculturalité, etc.

Notre lecture se borne uniquement à certains aspects terminologiques rénovateurs ou un champ linguistique rénové en matière de sociolinguistique.

– Compréhensivité : les rapports d’ambivalence entre signifiant occidental et signifiant arabe, notamment ceux qui habitent leurs rapports culturels, ont été soigneusement noyés et parfois broyés, au creux de cette lourde et sourde scotomisation. (p. 25)

-Ambivalence désirée : le repli nationalitaire, fondé sur le rejet de la culture et la langue du dominateur. (p. 34)

-Passion linguistique et raison politique : l’implantation et propagation de la langue française nourrissent l’intensité du désir de possession. (p. 36)

-Paradigme perdu : remplir une mission de restauration culturelle et morale, tels que les moniteurs venus principalement d’Egypte, de Syrie ou d’Iraq en Algérie pour une « réhabilitation linguistique ». (p. 38)

-Altérité intérieure : la langue française « algérienne » n’appartient plus à la koinè de France. Elle prend et reprend constamment corps dans la recomposition de l’imaginaire linguistique social en Algérie. (p. 44)

-Francophonisation à rebours : Cette situation s’explique par le fait que les étudiants effectuent l’intégralité de leurs études en langue arabe se trouvent tenus d’assimiler les enseignements dispensés en langue française. Il y a dans ce cas une réactivation du fond linguistique dormant. (p. 47)

-Interculturalité linguistique : des interférences culturelles spécifiques à l’Algérie, où l’arabisation ne peut se concevoir sans la langue française. (p. 52)

-Traductibilité linéaire (traduction-réduction) : la préoccupation de l’usage se réduit à l’utilisation et privilégie les nécessités de la logique expressive sur les rigueurs de l’exigence cognitive. « Le souci de nommer prend le pas sur celui de comprendre. » (p. 57)

-Interculturalité et acculturation : désigne des situations concrètes et spécifiques d’émergence d’un processus culturel et linguistique lui-même en constante reconstruction et d’enchevêtrement des cultures linguistiques, les unes dans les autres, notamment entre le français, l’arabe algérien et le tamazight. (p. 64)

-Polyglossie : configuration quadridimensionnelle qui caractérise le territoire algérien : la langue française de la modernité (le pluriel désigne que les rapports au français de l’enseignement et au français de l’usage ne sont pas les mêmes) ; l’arabe algérien de la quotidienneté ; l’arabe conventionnel (scolaire) de l’officialité ; le tamazight de la berbérité. Ce concept remet en cause la théorie de diglossie de Charles Fergusson (p. 67).

-Langue-lien : la langue française joue le rôle de langue-tampon dans les échanges universitaires au quotidien comme les échanges à plus long terme. «  Sans être la langue officielle, la langue française véhicule l’officialité. Sans être la langue d’enseignement, elle reste la langue de transmission du savoir. Sans être la langue identitaire, elle continue à façonner l’imaginaire collectif de différentes formes et par différents canaux. Et sans être la langue d’université, elle est la langue de l’université. » (p. 69)

-Langue-loi : l’arabe classique qui est  une langue écrite se dotant d’un statut académique, utilisé dans les domaines d’enseignement et d’administration. Cette langue s’oppose à  « l’arabe algérien » utilisé par les populations algériennes se composant de parlers arabes et de souches amazighes. (p. 79)

-Multilinguité et multiculturalité : ces deux termes renvoient à la même réalité pour désigner l’interaction incessante et l’indissociabilité béate entre langues-cultures.

-Arabe algérien : l’auteur introduit ce terme pour désigner les parlers usagiels (p. 65). Il est utilisé à dessein afin d’abolir la hiérarchisation stigmatisante, discriminatoire et stéréotymisante entre les langues : arabe classique vs arabe dialectal ; langue majorée vs langue minorée…

L’ouvrage n’a pas besoin d’un compte-rendu ou d’un commentaire composé : il tient debout tout seul. Il développe une réflexion sur le statut de la langue française et le rôle que joue dans les contextes éducatif, administratif, domestique, public…Les frontières entre ‘’ langues françaises’’ et territoire algérien sont invisibles : « Si la langue française s’est emparée de la société une seule fois, la société algérienne, elle, s’est emparée deux fois. La première fois pour exprimer et la seconde fois pour s’exprimer. (p. 94)

Youcef BACHA, jeune chercheur en didactique des langues, en linguistique et en littérature française. Attaché au laboratoire de Didactique de la Langue et des Textes, Université de Ali Lounici-Blida 2 (Algérie).

 

 

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