Jean Amrouche en bataille
En ce deuxième semestre 2020, les Editions Frantz Fanon publient, à notre grand bonheur, un ouvrage sur Jean El Mouhoub Amrouche, Je suis un champ de bataille. Cette heureuse initiative vient à point nommé pour donner une suite complémentaire à un ensemble d’ouvrages conçus par Réjane Le Baut avec le soutien constant et persévérant de l’admirable Pierre Le Baut, publiés aux Editions du Tell (Blida) d’alors, dans la Collection « Auteurs d’hier et d’aujourd’hui » dont j’assumais la direction.
Réjane Le Baut, après avoir soutenu sa thèse de Doctorat d’État sur l’œuvre plurielle de Jean El-Mouhoub Amrouche, n’a eu de cesse par la suite, de s’intéresser à cet homme de lettre d’exception, emblématique de la littérature algérienne sur le versant de la poésie qui, chez Amrouche, est portée par le souffle de l’âme du terroir originel comme cela est notamment consigné dans son introduction aux Chants berbères de Kabylie. Conjointement il est une voix qui s’impose dans le champ littéraire français où il a baigné depuis la prime enfance et qu’il dominait autant sinon davantage que les écrivains eux-mêmes qu’il soumettait véritablement à la question lors de ses entretiens radiophoniques, un genre nouveau qu’il inventa.
Invariablement, le nom de Jean El-Mouhoub Amrouche figure dans les anthologies de la littérature algérienne, à commencer par l’une des toutes premières, Diwan algérien de J. Levi-Valensi et J.E.Bencheikh (SNED, 1967) ou encore Anthologie de la littérature algérienne de langue française de Christiane Achour (ENAP-Bordas, Paris, 1990)
Dans les recherches inlassables qu’effectue Réjane Le Baut, conjointement menées avec Pierre, c’est aussi la rencontre avec Amrouche portant haut la parole engagée pour la nécessaire observance du respect de la condition d’être Homme. C’est au nom de ce principe nourri particulièrement à la source de son éducation chrétienne, que se fonde son combat anti-colonialiste dans la perspective de l’inéluctable indépendance de l’Algérie.
Ainsi, le portrait pluriel de Jean El-Mouhoub Amrouche fera l’objet de plusieurs publications en Algérie le pays natal de Pierre et dont il est citoyen, le pays d’adoption de Réjane qui y séjourna durant de longues années.
Par ordre chronologique citons :
- Jean El-Mouhoub Amrouche, Mythe et réalité, Ed du Tell, Blida, Avril 2009.
- Jean El-Mouhoub Amrouche, Déchiré et comblé, Ed du Tell, Blida, Novembre 2009.
- Lumière sur l’âme berbère par un homme de la parole, Jean El-Mouhoub Amrouche, Ed du Tell, Blida, Mai 2012.
- Jean El-Mouhoub Amrouche, Algérien universel, Chihab Editions, Alger, 2014.
- Jean El-Mouhoub Amrouche, Je suis un champ de bataille, Ed Frantz Fanon, Boumerdès (Algérie), Mars 2020.
Ce dernier paru rassemble quelques-unes des conférences politiques demeurées inédites, parfois à l’état manuscrit ou accompagnées d’annotations, qui apparaissent ici dans les annexes où figurent aussi des passages en recoupement d’une conférence à l’autre.
Mais d’abord arrêtons-nous brièvement sur la préface de Seloua Luste Boulbina, philosophe de son état, dont la présente analyse interpelle.
Le titre, D’imprévisibles déhanchements, ne manque pas de surprendre et de susciter quelque interrogation : le jeu surprenant d’équilibriste constituerait-il le parangon de la personnalité d’Amrouche ?
Sans concession et même avec une once de sévérité, dès l’ouverture qui annonce le ton de la suite, la préfacière, d’entrée en matière, pointe ce qui lui semble dérangeant parce que contradictoire ou inconséquent. Il faudrait citer au moins les deux premières pages de la préface pour s’en convaincre, le reste étant des illustrations d’une appréciation de lecture et remarques. On se limite aux toutes premières phrases annonciatrices des développements qui suivront :
« Les textes des conférences de Jean El-Mouhoub Amrouche ici réunis, s’ils peuvent parfois susciter une certaine irritation, témoignent toujours d’une sensibilité et d’une intelligence remarquables. Vus à la lumière du présent, leur langage, classique et suranné, semble rater l’enjeu de l’indépendance au lieu de le saisir pleinement. »
Assurément, Seloua LusteBoulbina voudrait introduire la rupture d’avec l’invariable discours, plutôt élogieux, jusque-là entendu à l’égard d’Amrouche. La confrontation des points de vue est assurément positive dans la mesure où elle est génératrice de sens inédits fondés.
Dresser le portrait de « l’assimilé », du « francisé » que fut Amrouche, par la force de citations, ne s’apparente ici en rien à une vision ou une démarche novatrice susceptible d’induire une nouvelle appréhension de l’homme dans sa stature d’intellectuel humaniste, de poète, et son envergure politique. Il en a pleinement conscience tant il le répète à sa manière et sous différentes formes. À bien y voir la répétition est signe d’un trauma dont on voudrait en sortir en l’assumant. Ainsi, d’une conférence à l’autre, comme un leitmotiv, revient l’affirmation d’être français.
Il ne pouvait en être autrement et il n’est que d’être attentif à sa biographie d’enfance et d’adolescence, à celle de sa parentèle, pour comprendre qu’Amrouche n’est que le fruit fécondé par une politique d’assimilation telle qu’entreprise par la colonisation dans ses différentes étapes de conquêtes territoriales conjointes à celles culturelles et spirituelles. Les travaux des historiens, Olivier Le Cour Grandmaison parmi bien d’autres, en font foi. Et de cela, Amrouche en a pleinement conscience :
« Kabyle de père et de mère, profondément attaché à mon pays natal, à ses mœurs, à sa langue, amoureux nostalgique de la sagesse et des vertus humaines que nous a transmises sa littérature orale, il se trouve qu’un hasard de l’Histoire (c’est nous qui soulignons) m’a fait élever dans la religion catholique et m’a donné la langue française comme langue maternelle. »
Cette expression « hasard de l’Histoire » participe d’un procédé rhétorique, celui de la litote, ce qui invite précisément à interroger l’Histoire, celle de la colonisation pour comprendre, qu’implicitement Amrouche se désigne victime de cette histoire et pouvoir par la suite résorber autant que faire se peut le hiatus entre « Je suis un écrivain français » – c’est un fait de l’histoire – et « Je suis Algérien, c’est un fait de nature », tel que se présente Amrouche. De cette apparente antinomie entre essence et existence ainsi soulignée se dégage plutôt une subtile mise à l’index des politiques coloniales qui, croyant gagner l’être et le faire des autochtones, n’ont enfanté que des consciences malheureuses condamnées à vivre dans le déchirement de la double filiation : Amrouche se déclare être « un champ de bataille.»
Plus justement, et concernant le cas en référence, semblable à bien d’autres, s’il y a « assimilation » par le fait de la citoyenneté, du dogme religieux, de la langue et de la culture, des acquis bien plus qu’un legs, il ne peut s’agir que d’une « assimilation » éclairée, d’une « assimilation » loyale, d’une « assimilation » soucieuse de la dignité de l’homme et de son élévation ; cela même qui autorise tout naturellement à brandir le glaive de la parole contre l’inhumaine condition du colonisé et requérir in fine son indépendance afin qu’il puisse s’ouvrir au monde, progresser, entrer de plain-pied dans la modernité. Ceci conduit à se saisir de l’essai de Jean El Mouhoub Amrouche L’Eternel Jugurtha. Propositions sur le génie africain. (L’Arche, 1946).
En lisant cet essai, il s’avère qu’il serait pour le moins hâtif de s’arrêter sur la description du Jugurtha vu par Amrouche sans se référer aux portraits dressés par ses prédécesseurs, d’une part les rhéteurs romains qui font dans la vindicte, et d’autre part, bien longtemps après eux, Rimbaud alors âgé qui se fend d’un poème Jugurtha (1869) où le héros numide apparait en substitution de l’Emir Abdelkader. Et aussi les contemporains : en 1947, Mohammed Cherif Sahli publie aux éditions En-Nahda Le Message de Yougourtha dans lequel Abdelkader est également présent. Par l’entrée en scène du personnage mythique, l’auteur « entend montrer la permanence de la soif de liberté, la résistance indomptable d’un peuple tout au long de son histoire. L’Africanité du peuple algérien mêle berbérité et arabité », note Christiane Achour Marcello Fabri dans son Jugurtha (1950) reste fidèle à la représentation qu’en donne l’auteur de La Guerre de Jugurtha, Salluste le désignant corrupteur et tyrannique. Henri Kréa auteur de Tombeau de Jugurtha (1963) avec cette mention « À la mémoire de celui qui fut un aîné lumineux Jean Amrouche » emprunte la forme de l’autobiographie pour restituer la parole post mortem au héros numide afin qu’il puisse rétorquer à ses détracteurs romains et regagner ainsi sa dignité.
L’intérêt de cette contextualisation livresque permet de relever les constantes descriptives en recoupement total ou partiel avec les traits anthropologiques soulignés dans l’essai d’Amrouche afin de parvenir à se dégager du piège de l’écriture/lecture des lieux communs de la rhétorique de l’exotisme. Par ailleurs, à bien y lire, si l’essai fait ressortir de Jugurtha, prototype du maghrébin, une image barbare – au sens premier soit étranger à l’Occident – c’est bien pour toucher au substrat anthropologique qui participe du « Grand code » maghrébin pour reprendre Northrop Fray interrogeant la littérature européenne. De fait, dans la description de Jugurtha qui nous est fournie, ce qui semble de toute négativité pour l’Occidental représente aux yeux du maghrébin un atout plutôt qu’une tare, une force de séduction plutôt que de révulsion. Ainsi le mythe est bien assis dans la psyché du maghrébin. Il perdure dans le temps sans se convertir, au risque de périr. C’est alors qu’interviennent les « propositions » d’Amrouche pour qu’advienne l’entrée dans la modernité, elle-même en perpétuelle mutation, et par là- même renverser tous les préjugés dont on affuble le « génie africain ». Les « propositions » d’Amrouche ne sont rien d’autre que les outils préliminaires d’un autre combat à entreprendre pour gagner plus sûrement encore et durablement sa liberté. C’est avec sa vision du long terme adossée au passé (mythique) et en pédagogue avisé, qu’il nous livre L’Eternel Jugurtha.
C’est là une réflexion personnelle, toute intime, mais qui le pousse précisément à s’impliquer sur le terrain pour faire valoir les préceptes qu’édicte « la France mythique », la France Révolutionnaire, qui subjugua précisément Kateb Yacine et le rapproche d’Amrouche auquel il offre son premier roman Nedjma avec cette dédicace si éloquente : « À Jean Amrouche en souvenir de la rencontre de nos deux oueds perdus et retrouvés. »
Et auquel il rend un hommage, en partage avec Fanon et Feraoun, en leur dédiant un poème, « C’est vivre ».
Mohammed Dib n’est pas en reste pour saluer la mémoire de Jean El-Mouhoub qu’il cite en exergue : « On sait moins que ceux des colonisés qui ont pu s’abreuver aux grandes œuvres sont tous non point des héritiers choyés, mais des voleurs de feu. »
Cela enjoint à une méditation ! Dib, par le seul choix de cette citation, se reconnait pleinement en Amrouche jugeant nécessaire de dire la démarcation filiale significative du rejet du statut de répétiteur élu d’un modèle de pensée et d’écriture. Démarcation filiale pour dire sa liberté de voletant qui en vient à embrasser l’universel. Dib de témoigner : « Algérien universel, donc : il n’y a là ni antinomie ni contradiction. Mais si, s’étant tourné vers le reste de l’univers à travers sa formation française, il s’est forgé et réalisé plus complètement, plus souplement, si, enrichi par les offrandes du monde entier, il a accédé aux grandes synthèses de l’esprit, don pour don, il a, à son tour, apporté à la culture humaine sa gerbe d’images et de mythes. »
Algérien universel assurément ! Jean El-Mouhoub Amrouche alors directeur de presse de La Tunisie française littéraire, ouvre ses colonnes à Mostefa Lacheraf, jeune de vingt-cinq ans, traducteur de « Arrafei et la vie des Ascètes. Elévation de l’Amour », accompagné du chapeau que rédige Amrouche et qui nous éclaire sur sa rigueur à même d’expliquer, voire justifier son silence quant à certaines plumes maghrébines du moment : « La T.F.L. se fait un devoir d’accueillir les jeunes écrivains de l’Empire, à la condition que leurs ouvrages en vaillent la peine. Nous sommes sévères à l’endroit des jeunes Tunisiens, Algériens ou Marocains, car nous entendons ne pas faire de différence entre eux et leurs camarades européens. Il ne leur échappera pas que c’est le plus bel hommage qu’on puisse leur rendre. On encourage trop de jeunes, du bout des lèvres, alors qu’il faudrait décourager le plus grand nombre, ou tout le moins les éclairer sur les difficultés de l’art d’écrire, en faisant montre à leur endroit, dut-on les blesser, de cette cruauté où l’amour se manifeste plus sûrement que dans une molle indulgence.
Mostefa Lacheraf a bien voulu adapter pour les lecteurs de la T.F.L. « La vie des ascètes » de Mustafa Sadek Arraféi. Puisse cet essai en incitant le lecteur occidental à s’intéresser à la littérature et à la mystique arabes, combler, pour une part dont nous ne nous dissimulons pas la modestie, l’abîme qui sépare les frères ennemis, l’Orient et l’Occident. »
C’est la même exigence qui s’imposa à Jean Amrouche lorsqu’il décida de publier, dans le premier numéro de la revue L’Arche, en février 1944, les Poèmes de la résistance française. En effet, en les présentant, il expose et justifie et ses craintes et leur publication :
« Je ne cacherai pas l’inquiétude qui me tenait quand je jetai les yeux sur le mince cahier qui porte ce titre orgueilleux, L’honneur des poètes. Car il fallait me défendre contre l’émotion. Ces documents poétiques n’étaient-ils que des témoignages, émouvants et valables en tant que tels ? Leur vertu ne s’épuiserait-elle pas dans l’émotion qu’ils allaient provoquer ? J’ose avouer que si certaines formes de poésie engagée émeuvent en moi l’homme, elles ne satisfont pas toujours les besoins de l’esprit. Une certaine sincérité périphérique est la pire ennemie de la sincérité profonde. Un cri, arraché par la souffrance ou par l’indignation, peut-être bouleversant ; mais il s’élève rarement à la dignité du poème. C’est en visant le Style qu’on trouve son propre style. Inquiétude vaine et vains scrupules ! Ces textes sont plus que des documents, ce sont des œuvres. »
Ainsi Amrouche n’était nullement dans l’ignorance de ce que produisaient les intellectuels algériens. Il n’est que de se pencher par ailleurs sur sa collaboration éditoriale avec Edmond Charlot au sein de Les Vrais richesses. Peut-on lui reprocher son exigence ?
Les quelques exemples ci-dessus cités, parmi bien d’autres, témoignent de la proximité et de l’échange entre Amrouche et ses confrères, intellectuels algériens. Il en est de même avec ceux du champ politique. Nous aurons à citer à titre illustratif les témoignages de deux figures majeures de la révolution, parus dans Dialogues N°1, mai 1963. Celui de Ferhat Abbas qui clôture son texte par ces mots : « Nous, qui croyons en Dieu, nous pensons que notre ami est toujours présent parmi nous : c’est pourquoi nous sommes sûrs qu’il n’y a qu’une seule manière d’honorer sa mémoire : rester fidèles à son idéal de paix et de fraternité humaine et agir pour que prospère, dans les meilleures conditions, une Algérie réconciliée avec elle-même. »
Et sur le même ton, Krim Belkacem souligne : « (…) Le peuple algérien l’a pleuré, car il perdait en lui, non seulement l’un de ses fils parmi les plus prestigieux, mais aussi l’homme de lettres, le journaliste, qui criait à la face du monde – le prenant à témoin – l’humiliation, les conditions de vie atroce, végétative, quasiment animale, faites à son peuple par le colonialisme. Pacifiste, il dénonça avec vigueur et inlassablement la féroce répression qui décimait notre pays. De culture française, chrétien, bien que déchiré, il sut rester tout ensemble fidèle à son idéal religieux et à son peuple… ‘’Les Algériens, disait-il, meurent pour que le nom dont on les a frustrés leur soit restitué. ‘’(…) »
Krim Belkacem ne passe pas sous silence la foi chrétienne d’Amrouche, qui ne fut en aucun cas un obstacle dans ses relations permanentes avec le GPRA alors installé à Tunis. Sa proximité avec les membres du Gouvernement Provisoire était telle qu’est survenue la fraternelle et savoureuse idée de le désigner Ambassadeur d’Algérie au Vatican !!
Dans la réciprocité des hommages, Amrouche dédie un poème, Ebauche d’un chant de guerre, « À la mémoire de Larbi Ben M’hidi », un héros de la révolution qui a fait plier les ordonnateurs de son exécution. Fait exceptionnel, s’avançant vers la potence, les soldats se mirent au garde-à-vous et au salut. C’est alors tout dire sur l’engagement politique d’Amrouche. Nul besoin de commentaire.
Après quoi, si la tentation de souligner les marques par lesquelles se manifesterait l’assimilation d’Amrouche, ou ses ambivalences suspectes, persiste, alors l’invitation est lancée pour le relire en se replaçant dans son itinéraire personnel en prise avec le contexte historique et mesurer sa pensée en rapport avec ses actions.
Note : Les témoignages de Ferhat Abbes, Mohammed Dib, Kateb Yacine, Krim Belkacem, figurent dans leur intégralité dans le livre de Réjane Le Baut, Jean El Mouhoub Amrouche, Mythe et réalité, Editions du Tell, Blida, 2009.