Laouba
En août et septembre de chaque année, le produit des vendanges arrivait dans des remorques tractées et des camions remplis à ras bord ; ils transportaient le raisin depuis les vignobles des campagnes environnantes jusqu’à la seule cave vinicole du centre-ville. Mioches que nous étions, la plupart sous la barre des dix ans, nous leur posions de véritables guets-apens dès qu’ils s’engouffraient dans les premiers boulevards de la ville pour s’y rendre. Dans ces années 1950, nous appelions cette période de rapine “Laouba”, issu du mot espagnol “la uva”, voulant dire le raisin dans cette région reculée de l’Oranie où vivait une importante communauté espagnole.
Ce n’était pas le raisin qu’ils transportaient qui nous excitait tant mais le fait de se cramponner à leurs engins roulants et faire un bout du voyage avec eux. Sur la partie intra-muros du trajet, on les délestait à chaque fois de plusieurs dizaines de kilos de ce raisin noir, sucré, juteux. Aidés par les virages qui forçaient ces lourds chargements à ralentir, nous tentions d’escalader courageusement les parois métalliques dans un temps parfois insuffisant. Les plus belles occasions s’offraient à nous quand les chauffeurs négociaient les difficiles tournants à angle droit, là où ils s’obligeaient presque à s’arrêter, nous laissant largement le temps de monter à l’arrière et larguer au sol tout ce qui pouvait l’être, n’arrêtant le largage que si le moteur baissait de régime drastiquement comme pour s’arrêter ou que les pneus crissaient au sol en signe de freinage brutal, inopiné. Dans ces cas-là, mieux valait se jeter par-dessus bord et s’éloigner rapidement pour ne pas être pris. Momentanément seulement car l’arrêt ne durait jamais longtemps.
Entre temps, les autres enfants, ceux qui restaient au sol derrière le chargement, se pressaient de remplir couffins, sacs, cartons, morceaux de tissu ou de plastique en guise de baluchons, et tout autre contenant pouvant servir à transporter la moindre grappe, le moindre grain. Certains conducteurs, les plus courroucés d’entre eux, freinaient parfois précipitamment et sortaient de leur cabine de pilotage à toute vitesse pour chopper l’un d’entre nous et le rouer de coups pour l’exemple. Peine perdue, dès qu’ils remontaient dans leurs engins, les réjouissances reprenaient, et le ballet des largages aussi.
A la fin de chaque razzia, nous faisions un petit détour par Aïn-Fatha, une source d’eau à la périphérie de notre quartier, pour boire et se laver les joues, les bras, les mains, et tout ce qui aidait à se refaire une frimousse proprette et surtout à se donner une allure innocente. Mais une fois le bonheur du moment émoussé, les règles digestives de nos ventres reprenaient leurs droits car les quantités astronomiques ingurgitées ne tardaient pas à mettre à mal les estomacs des plus coriaces d’entre nous. Alors, en dépit de l’extase qui était souvent à son comble dans ces périodes bénies de Laouba, des chiasses carabinées venaient assombrir le tableau en nous imposant des allers-retours incessants aux toilettes.
Les nôtres se trouvaient au fond de la cour de la maison commune que nous partagions avec une dizaine d’autres familles, toutes locataires des lieux comme nous. Notre statut d’enfant nous autorisait à nous rendre sur le trône tout le temps, les adultes beaucoup moins ; ils ne s’y rendaient que tardivement dans la journée et même très discrètement ou alors quand il faisait nuit noire, une gêne due probablement à la pudeur, ce sentiment forgé dans l’idée que la défécation était un acte vulgaire relevant plus de l’animal que de l’humain. Drôle de trône en réalité pour ce qui était tout sauf des toilettes convenables mais des latrines dans un état aussi sale, miteux, pitoyable, grotesque. Le jeune âge, l’agilité ou encore la souplesse du corps ne suffisaient pas pour qui voulait les utiliser. Comment pouvait-on raisonnablement, en ayant par exemple le pantalon baissé jusqu’aux chevilles pour les hommes ou la robe retroussée jusqu’aux hanches pour les femmes, en supposant, pour faire court et ne pas grossir le trait, que ni les uns ni les autres ne portaient de culotte à cette époque, se maintenir en équilibre au-dessus de toilettes à la turque situées au ras du sol, et se soulager en même temps ? Un contorsionniste professionnel n’y arriverait pas !
Ajouter à cela l’absence de supports habituellement fixés sur les murs latéraux et qu’on tenait avec les mains pour ne pas tomber à la renverse une fois accroupis, l’absence de verrou à ce qui servait de porte, une porte bricolée avec de vieilles lattes en bois qui n’empêchaient nullement de voir à travers, l’absence d’éclairage pour s’assurer que le trou n’avait pas changé de place, l’absence de point d’eau pour se laver les mains, et l’absence de tant d’autres choses pour se sentir en confiance et prêt à se séparer de l’encombrante commission. En guise de compensation, une pile abondante de journaux ramassés dans la rue et découpés en pages volantes par un dévoué et invisible bénévole, entassées et retenues au sol par une pierre devant la porte, et faisant office de papier hygiénique, invitaient à leur utilisation.
A vrai dire, nos rapines à cet âge et leurs conséquences en ces temps-là signifiaient tout bonnement vivre intensément de petites aventures se résumant souvent à vouloir titiller l’interdit et se remplir le ventre en même temps. La transgression et l’adrénaline seules faisaient mousser nos menus larcins qui eux n’étaient jamais prémédités, ou alors très rarement, et la plupart du temps tous reliés à la nourriture.
Extrait du roman Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200
tu nous regales avec tes recits autentiques et reeels . tu nous rappelles notre jeunesse innocente passée dans nos ruelles de village boudia .
merci cher frere med.