Une journée à Sidi Ahmed

« Mais bouge-toi de là, ne te mets pas sur le côté, tu vas finir par nous faire renverser », disais-je à ma tante en surpoids comme toujours, alors que le chariot sur lequel nous étions entassés avait failli basculer plus d’une fois. En cet été 1957, un charriot de transport n’était rien d’autre qu’un plateau nu, sans ridelles, de quelques trois mètres carrés, tout au plus, en bois renforcé, reposant sur quatre roues pneumatiques fixées à deux essieux et tiré par un cheval, parfois même par un âne, et quand c’était le cas, c’était moins cher que louer un camion bien sûr mais très désagréable, parce que traverser les grandes artères de la ville à l’arrière d’un chariot tiré par un âne ne donnait guère envie d’être sur la photo.

Sur la banquette avant trônaient mon père, fier comme un coq, et à ses côtés le cocher enturbanné sorti tout droit d’un film western tourné dans un pays arabe. La bête finit par démarrer lentement sur le bitume encore chaud des rues de la ville alors que le jour commençait à peine de poindre. Nous partîmes comme ça, cahin-caha, avalant des ruelles et des rues, une avenue ou un boulevard de temps en temps, et puis encore des rues, jusqu’à sentir les premières secousses d’une piste en terre mal entretenue qui signalait le début de la campagne. La météo clémente ce jour-là nous assurait un rythme de croisière conforme aux prévisions et la garantie d’une arrivée à l’heure.

Tout était bien rangé à l’arrière. D’un côté, les couffins, les marmites, les sacs, les nattes, avec mon frère par-dessus, et de l’autre, ma mère, l’épouse du moment de notre père, qui tenait son petit sous son voile, discrètement branché à l’un de ses seins, et moi blotti contre elle. Au milieu, ma tante jouait de tout son poids pour compenser de temps en temps une inclinaison dangereuse du chargement et assurer ainsi son équilibre.

Et puis, au beau milieu d’une colline surgit à nos yeux une maisonnette blanche coiffée d’un dôme tout aussi blanc : le mausolée de Sidi Ahmed. On pouvait l’apercevoir déjà depuis le petit aérodrome appelé « terrain d’aviation » ou encore « terrain de l’avion » par les autochtones du coin et qui revêtait un grand intérêt pour les militaires français car situé sur la route aérienne de la pénétration saharienne, permettant à leurs équipages de se ravitailler en essence.

Un arrêt brusque du chariot me tira de ma somnolence ; un barrage de soldats français se dressait sur le chemin. « On fait le couscous aujourd’hui à Sidi Ahmed, c’est le Saint-patron de notre tribu », bredouillait mon père dans un français hésitant ; il répéta la même chose plusieurs fois en ajoutant à la dernière, la voix chevrotante « C’est pour le souvenir de nos aïeux et aussi pour la tradition familiale », tendant en même temps à celui qui le questionnait des papiers d’identité et de domicile, soigneusement rangés. Sur son visage, la peur était palpable ; il était pâle d’une pâleur de mort. L’un des militaires, agrippé à sa mitraillette, passa à l’arrière, jeta un œil sur l’ensemble d’abord, puis tâta ensuite de ses mains les couffins et autres sacs, écarta avec le canon de son arme le voile de ma mère, fixa des yeux ma tante avec insistance. Ne remarquant rien de suspect, il s’empressa de faire signe de la tête à l’autre soldat qui remit le paquet de papiers à mon père nous autorisant à quitter les lieux.

Se tenaient sur le bas-côté trois pauvres bougres, des paysans du coin vraisemblablement, agenouillés, les mains sur la tête, en attente de leur sort. L’un d’eux avait du sang sur le turban encore sur sa tête, peut-être un coup reçu avec la crosse d’une arme, alors que les deux autres avaient le leur devant eux, à même le sol. Tous les trois tremblotaient, la tenue vestimentaire misérable, les yeux baissés. Notre chariot repartit. Et les secousses aussi.

Une fois arrivés à destination, mon père choisit un espace réduit, plat, sans pierre ni végétation, pas trop loin de la rivière en contrebas et de l’un des flancs du mausolée. Lorsque nos bagages furent déchargés, le chariot, lui, redémarra le plus paisiblement du monde ; il reviendrait en fin de journée pour nous ramener à la maison.

Chacun d’entre nous avait été chargé d’une tâche bien précise ; on s’activait comme on pouvait. Mon père se rendit dans les fermes avoisinantes pour informer leurs occupants qu’il allait y avoir bombance ce midi à Sidi Ahmed. A mon frère et à moi de ramasser des brindilles sèches, du petit bois et des bouts plus consistants dont regorgeait le bosquet d’à côté pour maintenir la cuisson aussi longtemps que nécessaire. Notre père, de retour, charria de gros cailloux pour servir de support aux ustensiles de cuisine qui allaient être posés sur le feu : faitout, casserole, marmite. Ma tante et ma mère commencèrent à imbiber d’eau la semoule, découper la viande, qu’on ne mangeait que rarement chez nous, éplucher les légumes, préparer les épices. Le bébé, lui, se contentait du coin d’ombre aménagé par sa maman et poursuivait tranquillement son sommeil.

Il fallut attendre un long moment pour voir arriver des femmes, des hommes, des jeunes, des vieillards, des enfants. Il y avait du monde mais pas la cohue, juste ce qu’il fallait pour partager un couscous dans le recueillement et la simplicité, et où chacun s’était généreusement rempli la panse. Sur le chemin du retour, le barrage des militaires français n’y était plus ; les trois pauvres malheureux non plus, relâchés probablement. Sans doute n’y avait-il pas eu de Fellagha par ici ce jour-là.

Extrait du roman Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200

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