« Rien n’était joué d’avance durant la crise de l’été 1962 » (Amar Mohand-Amer, historien, CRASG, Oran)
« La crise du FLN de l’été 1962-Indépendance nationale et enjeux de pouvoir(s) » de l’historien Amar Mohand-Amer est un livre important et nécessaire. D’une part, il parle, en s’appuyant sur des témoignages inédits et des archives jusque-là inexplorées, d’une période charnière de l’histoire politique du pays. D’autre part, il est écrit par un historien de la nouvelle génération qui interroge une séquence historique dont il n’est pas contemporain et qu’il a le privilège d’observer avec audace, lucidité, rigueur et distance. Dans cet entretien, l’auteur parle d’abord de ses motivations pour se lancer dans une entreprise aussi périlleuse puisqu’il est appelé à croiser le fer avec les lobbys de la mémoire qui entretiennent toutes sortes de mythes sur cette période. Ensuite, répondant à des questions sur des points précis, il distingue la mémoire du travail de l’historien et nous invite à ne pas scénariser l’histoire à posteriori et à prendre les faits tels qu’ils se sont produits et non pas tels que nous aurions voulu qu’ils se soient produits. La guerre des wilayas, le groupe d’Oujda, souvent confoncdu avec le groupe de Tlemcen qui, lui, est le résultat d’un consensus entre l’ensemble des acteurs de la Révolution, les DAFs, etc., sont autant de sujet qu’il évoque dans cet entretien et qu’il nous propose de découvrir plus en détails dans son livre.
Vous venez de publier un livre d’une grande importance sur la crise de l’été 1962. Comment cette crise s’est-elle imposée à vous comme un sujet de recherche ?
Ce sujet est parti d’une frustration. En effet, dans mes lectures sur la Guerre de libération nationale, 1962 et l’indépendance de l’Algérie se réduisaient, dans la grande majorité des cas, aux Accords d’Evian et au cessez-le-feu. Chez les historiens, on évoquait certes la crise de l’été 1962 (notamment dans les travaux de Mohammed Harbi et de Gilbert Meynier), mais le sujet n’était pas suffisamment exploré (à mon avis). En France, les rapatriés, les harkis et Oran le 5 juillet 1962, étaient des objets récurrents et « vampirisaient », en quelque sorte, cette période. En Algérie, cette année de 1962 était presque occultée. Longtemps (avant octobre 1988), on montrait à la télévision nationale des images de la délégation française aux différentes négociations de paix, et non celles des représentants du GPRA ! Il faudrait souligner que le 19 mars 1962 n’est célébré officiellement dans le pays que depuis ces dernières décennies. C’est de cette confusion, occultation, sorte de déni, qu’est parti ce projet. Je voulais comprendre ce qui s’est réellement passé en cette année de l’indépendance nationale.
Cette crise est considérée par une bonne partie de l’opinion algérienne comme étant la source de tous les problèmes de l’Algérie indépendante. Elle est passée dans la mémoire collective comme étant le moment où l’Armée des frontières a fait un coup d’État contre le GPRA. Or, en tant qu’historien, vous réfutez l’idée de coup d’État en donnant des preuves factuelles irréfutables. Pouvez-vous retracer brièvement ce qui s’est passé réellement à ce propos ?
Avec mon directeur de thèse, feu Omar Carlier, nous nous étions mis d’accord (ou plutôt, sur ses conseils et orientations), qu’il fallait aborder cette séquence cruciale de l’histoire contemporaine de l’Algérie, avec une grande et prudente distanciation. Ce n’était pas facile, car comme vous le soulignez, il y’a dans l’imaginaire collectif des dogmes têtus, des mythes solidement ancrés, des constructions qui se sont figées et in fine : « Tout était écrit d’avance » !
L’histoire scénarisée à posteriori renvoie à une armée (des frontières) qui tirerait les ficelles (derrière les rideaux) ! Un président (en l’occurrence, Ahmed Ben Bella), qui serait falot et inféodé, tantôt, aux Egyptiens, tantôt, aux Français ! Un GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) objet (victime expiatoire !) d’un pronunciamiento de la part de Houari Boumediene et de Ben Bella ! Etc. 1962 se résume ainsi à deux ou trois faits ou situations simplistes, avec les bons d’un côté, et les mauvais, de l’autre !
Dans la réalité, il n’y a eu ni de bons samaritains ni de vilains méchants dans cette histoire. Il y a un processus objectif de prise de pouvoir. Mohammed Harbi qualifie ce processus de « guerre de succession ». À ce titre, il faudrait comprendre que nous passons de logiques qui organisaient la lutte contre le colonialisme français à celles de l’indépendance nationale. Celle-ci à ses propres exigences et enjeux.
La crise de l’été 1962 est en effet l’expression de cette transition historique hypercomplexe. Aussi, elle (la crise) révèle-t-elle, au grand jour, les contradictions du FLN et de l’ALN, mais également ses fragilités.
En 1962, de nouvelles alliances se font et se défont à l’aune des approches individuelles, de groupe(s) et de territoire(s). Mais, ce n’est pas toujours le cas. Les fragmentations se font aussi au sein du même groupe.
Ces bouleversements informent sur l’extraordinaire impact qu’a eu la fin de la guerre sur les institutions du FLN.
Ce livre est construit autour de ces moments de césure où tout se joue ou ne se joue pas. C’est pour cette raison, dire ou croire que tout était là et tout était organisé relève d’une vision très schématique, je dirai paresseuse, de l’histoire. Pour résumer, 1962 peut être expliqué par le statut et le positionnement des acteurs de cette crise (wilayas, armée des frontières, chefs historiques, UGTA, population, puissances étrangères, etc.) et de leur force, qu’elle soit politique ou symbolique, par les alliances, internes et externe, qui se nouent ou se dénouent, par le rapport du politique au militaire, par les tactiques et les stratégies, les ingérences extérieures, etc.
C’est cette profusion d’acteurs, d’événements, de retournements, qui complexifient cette période et rend caduque toute anticipation ou stratégie à court terme.
Il existe en Algérie un groupe auquel tous les problèmes de l’Algérie indépendante sont attribués : Le groupe d’Oujda. Or, à travers une narration d’une précision chirurgicale, vous démontrez que le Groupe d’Oujda n’est qu’un mythe. Pouvez-vous nous expliquer comment on en est arrivé à fabriquer des mythes à la peau aussi dure ?
Dans tout le livre, je ne parle à aucun moment du « Clan » ou du Groupe de Oujda. Je dois dire qu’à chacune de mes interventions publiques, on m’interpelle sur ce groupe et ce « clan » !
Ma réponse est simple : je ne peux parler d’une entité fictive en 1962 ! Je peux vous assurer que cette réponse surprend et choque à la fois !
Par ailleurs, sur les réseaux sociaux, je suis souvent attaqué sur ma position par rapport à ce sujet. Beaucoup confondent Groupe de Tlemcen et Groupe de Oujda. C’est de cet embrouillamini que 60 ans après l’indépendance, on s’accroche encore à cette lecture tronquée de cette période de l’histoire nationale.
J’espère que ce livre dissipera ce grand malentendu historique et contribuera à une connaissance de l’histoire de notre pays, loin des mythes et des (fausses) certitudes.
Contrairement à ce qui est admis par l’opinion, vous démontrez dans votre livre qu’il n’y avait pas de grandes divergences sur la nature du système et son fonctionnement et que l’essentiel des désaccords entre les acteurs de cette période sont liées au pouvoir. Ya-t-il eu des exceptions ?
Le FLN est une organisation révolutionnaire pragmatique et visionnaire. C’est le fruit direct du Mouvement national et de ses efficientes et fécondes avancées, politiques et idéologiques en particulier.
En 1962, l’échafaudage pensé au début de la guerre est presque achevé : des institutions, des organisations de masse, des syndicats, etc. La matrice de l’Etat indépendant était prête.
Sur le plan idéologique, nous apprenons beaucoup en consultant, par exemple, les très précieuses minutes des différents CNRA (Conseil national de la Révolution nationale), le « Parlement du FLN ». Aussi, les dirigeants de la Révolution algérienne en 1962 étaient obsédés par deux grandes profondes idées et convictions : les institutions et la justice sociale.
À Tripoli, en mai/juin 1962, le « Projet de programme pour la réalisation de la Révolution Démocratique Populaire (Programme de Tripoli) » est passionnément et âprement débattu. Il est au final approuvé à l’unanimité. Des divergences ont pu exister (sur le rôle de la religion dans l’Algérie indépendante, par exemple), mais cela n’a pas dépassé le cadre de l’échange policé ; ce qui n’est pas le cas pour la course au pouvoir où la confrontation fut féroce. Personne n’a remis en cause le parti comme avant-garde révolutionnaire ! C’est la crise qui va fragiliser ce consensus.
Le courant islamo-conservateur dans l’Algérie indépendante a toujours accablé les DAF, qui sont présentés comme des « traitres » missionnés par la France pour noyauter la Révolution et contrôler l’Algérie à son indépendance. Vous démontez ce mythe avec des arguments en béton.
Il est inexact de dire que c’est le courant islamo-conservateur qui voue, depuis 1962, les DAF (Déserteurs de l’armée française) aux gémonies. Nous trouvons ce positionnement, politique et idéologique, chez de nombreux Algériens, qui n’appartiennent pas à ce courant.
Après avoir dit cela, je reviens au début de l’entretien et à la question des mythes. Avec les DAF, nous sommes dans un cas d’école. À défaut de connaitre l’histoire de l’ALN (Armée de libération nationale), nous inventons des réalités, souvent à partir de ressentiments et d’analyses à l’emporte-pièce.
Dans ce livre, les DAF sont étudiés sans à priori ni préjugés. Le résultat ne peut que troubler ou surprendre !
J’essaie de ne pas être dans une doxa qui enferme le passé dans des chimères et qui commande aux historiens de cautionner une recherche qui s’appuiera sur l’imaginaire collectif, la mémoire et la culture des conflits.
Dans ce livre, les DAF sont à leur place, celle de ceux qui ont contribué à la libération du pays, à l’instar des autres militants, combattants et dirigeants du FLN et de l’ALN. Les rapports français sur les désertions des Algériens engagés dans l’armée française sont édifiants !
Vous dites toujours qu’il faut passer de la mémoire à l’histoire. C’est ce que vous faites dans votre livre dont la force est la diversité des sources auxquelles vous avez fait recours ainsi que leur caractère inédit. Quelle est la place de la mémoire dans la gigantesque entreprise d’écriture de notre histoire ?
Dans ce livre, le témoignage constitue un complément idéal et constructif aux archives et autres sources utilisées dans cette recherche. C’est pour cette raison, que j’ai sillonné le pays pour rencontrer les acteurs de cette période. Ce ne fut pas facile ni aisé, souvent. Beaucoup n’ont pas accepté de parler.
Approcher un dirigeant du FLN ou de l’ALN passait, dans la majorité des cas, par une tierce personne. Je dois, à ce titre, remercier feu Hocine Bouzaher et Mohamed Abbad de l’association « Machaâl echahid », pour leur précieux soutien. Sans eux, je ne pouvais rien faire, malgré ma volonté et mon obstination. C’est grâce à eux (et Mohammed Harbi et d’autres), que j’ai eu l’occasion de rencontrer un nombre appréciable d’acteurs de 1962. Ces témoignages ont permis de nuancer des situations, de confirmer ou infirmer des faits.
Les témoignages recueillis aurons, je l’espère, une nouvelle vie, dans des articles ou publications, à l’avenir. Rappelons que depuis 1988, il y a une explosion de publications de récits et de mémoires. Cet important corpus est venu au secours des chercheurs. Il est devenu salutaire face à la fermeture des archives dans notre pays. Nous trouvons dans ces centaines de mémoires, des archives mais surtout des récits de vie qui rendent compte de la vie des Algériens durant le 20ème siècle et de l’histoire sociale du pays, le « parent pauvre » de notre historiographie nationale.
Toutefois, il est primordial de préciser que la mémoire n’est pas l’histoire. Chez nous, souvent la première prime sur la seconde. Au final, le champ historique est empiété par les puissants lobbys de la mémoire, mais également par une nouvelle catégorie ou « corporation » de personnes qui estiment qu’ils sont des historiens à part entière. Adoubés par les chaines satellitaires, ils ont réussi à s’imposer car ils investissent dans l’histoire par le discours, les polémiques et les controverses. Ce n’est pas le chemin que prennent les historiens.