« Zabor » ou comment Kamel Daoud écrit la liberté
Le lettré est le principal défenseur et garant de la triple liberté de pensée, de parole et d’action. Dans Lire, écrire et être libre, José Morais affirme que la pratique de la littératie (lecture-écriture) est la condition sine qua non pour la construction d’une démocratie solide, visant un « devenir lettré », aboutissant à un devenir libre. Le deuxième roman de Kamel Daoud, Zabor ou Les psaumes, laisse voir une sorte de pratique productive de la littératie. Le roman retrace l’histoire de Zabor, un jeune qui, muni d’une langue et d’une plume, part dans une quête dans laquelle il va essayer de vaincre la mort et la déchéance des âmes.
Peut-on sauver le monde et se sauver soi-même par un livre ?
Zabor ou Les psaumes est un roman qui raconte la formation d’une âme torturée par sa société, par sa condition sociale et religieuse. Une âme qui se délivre par la découverte de la force et des puissances telluriques de la langue, de l’écriture et du corps. Le corps, la langue et l’écriture vont former un triptyque tout au long du roman, inventant ainsi une manière libre et radicale de lutter contre la mort des âmes, par la force de l’écriture et de l’imagination. Ce roman est un long voyage lyrique et poétique, traversé par les figures mythiques des livres sacrés, bibliques surtout, dans le but d’essayer de répondre à une très vieille question que l’humanité s’est toujours posée : « Peut-on sauver le monde par une livre ? ». Telle est l’obsession de Zabor, le protagoniste du roman. Kamel Daoud dira plus tard à propos de son propre roman : « Zabor était un livre de recensement fabuleux et indispensable et je dois raconter l’histoire de mon naufrage. Cela sauvera quelqu’un, quelque part. » L’histoire que projette le romancier à la plume affûtée va se confondre au fil de son récit avec celle de Noé, de Jonas ou même celle du roi David, prêchant ainsi vainement ses psaumes pour un peuple incapable d’écoute et de compréhension.
Le roman de Kamel Daoud s’ouvre sur un énoncé dont le sens est extrêmement profond : « Écrire est la seule ruse efficace contre la mort ». Autrement dit, toute pratique de la littératie est susceptible de sauver le monde. Il annonce dès le début de son roman que l’acte de prendre la plume, de penser à immortaliser des idées, de les fixer en noircissant des pages, est un acte de citoyenneté, un acte civique. C’est aussi un acte qui fait vivre éternellement des personnes, plongées dans l’oisiveté de l’analphabétisme et de l’inculture. Celles-ci constituent le terreau fertile de l’obscurantisme, surtout religieux. Le héros de Zabor ou les psaumes estime qu’il est le seul à avoir trouvé le remède face à la mort, le geste incontournable qui fait revivre les morts : l’acte d’écrire.
Il affirme que tous ceux qui ont essayé des prières, des versets en boucle, de la magie, des médicaments ont échoué : être sauvé de la mort, c’est rejoindre via l’écriture l’immense béance idéelle de ceux qui ont lu, pensé et écrit. Zabor est ce jeune homme, maigre et courbé, vivant dans un village, Aboukir, situé entre la mer et le désert, et ayant décidé de sauver les gens de son village de la mort, en écrivant leurs différentes histoires. L’écriture est sa révélation, son don par lequel il réalise des miracles : vaincre la mort. De plus, ce don a son médium spécifique qui est la langue française. C’est la langue par laquelle Zabor peut échapper au sacré, à la morale et à la censure qui frappent sa langue maternelle. Le français est pour lui une langue de l’exil, du voyage, de la sensualité : une langue qui peut rendre compte du corps de désirs. C’est une langue du vers et non du verset. Zabor écrit ses livres « dans une langue étrangère qui guérissait les agonisants et qui préservait le prestige des anciens colons ». « Les médecins l’utilisaient pour leurs ordonnances, mais aussi les hommes du pouvoir, les nouveaux maîtres du pays et les films immortels. Pouvait-elle être sacrée comme si elle descendait du ciel ? Personne n’avait de réponse et on hochait la tête comme face à une vielle idole en marbre ou lorsqu’on passait près du cimentière des Français, à l’est. Le village n’était pas grand et ses conversations étaient rarement secrètes[1], » lit-on dans le roman.
Mais pourquoi une langue du vers ? Zabor veut renverser la formule du Livre et du Savoir Sacré dont le premier mot dit « Lis ». Cette première injonction lui pose problème puisqu’il estime qu’il n’y a rien à lire quand rien n’est écrit. À la place du mot « lis », il préfère mettre le mot « écris » : c’est-à-dire échapper à la fatalité du destin, contrer l’arbitraire de la religion. Écrire sa vie pour ensuite la lire. Le verbe écrire est devenu la Loi de sa vie, ses dix commandements. Pour lui, la mort est un rapace des airs qui dévore et dépeuple les villages, son village en l’occurrence, sous ses yeux. Pour empêcher cela, il recourt à sa mémoire, à sa plume et à la mise en pratique du verbe écrire. Il retrouve ainsi un équilibre : les mots pertinents rendent la mort aveugle : elle se met à tourner en rond et s’éloigne, et puis se perd dans les cieux. Face à la fatalité de la mort, Zabor découvre sa propre Loi dans l’écriture, une sorte de correspondance ressuscité. Il ne cesse d’affirmer que « l’écriture est la première rébellion, le vrai feu volé et voilé dans l’encre pour empêcher qu’on se brûle[2]. »
La fabrique d’une langue
Zabor a fabriqué aussi sa propre langue. Une langue qui lui sera une obligation éthique, celle d’atteindre le salut. Un salut de l’ici-bas dont la réalisation n’est aucunement messianisme : le salut n’est qu’écriture. Il vit une grande fierté quand il cherche et trouve les mots justes, quand il écrit jusqu’à contraindre les objets à devenir consistants, les vies à avoir un sens. Une sorte de magie douce. L’aboutissement d’un foisonnement de l’esprit.
Mais Zabor écrit aussi dans une langue jugée hérétique par le clergé de son village : les imams et les récitateurs du Livre Sacré. Ceux-ci l’accablent toujours de jérémiades, lui rappelant ainsi ce que dit Dieu dans son Livre à propos des poètes : « Tandis que les poètes sont suivis par les égarés/ Ne les vois-tu pas errer dans chaque vallée…/… et disent ce qu’ils ne font pas ? ». Face à ces attaques, il n’est pas suffisamment armé. Il ne parle pas leur langue, il n’est ni médecin ni écolier de la France. Il est, pour eux, une véritable anomalie parce qu’il lit et écrit, parce qu’il s’est écarté de la monotonie du Livre Sacré. Et, pire encore, parce qu’il s’est mis dans la posture du mégalomane qui sauve des vies en écrivant les récits de leurs vies, tâche réservée autrefois à Dieu et à ses prophètes : apostasie.
Zabor a un lien charnel avec le verbe. C’est pour lui le dénouement d’un corps, le déchiffrement de la langue qui vise l’assouvissement du désir d’avoir une langue. Une langue comme boite à outil pour vaincre l’absurde. Cette passion pour le verbe est due aussi au manque des livres : à force de relire incessamment par défaut de livres, Zabor finit par appréhender le livre comme un corps qu’on caresse, qu’on transforme, qu’on réinvente à chaque lecture. Il compare sa situation à celle de Poll, le fameux perroquet de Robinson Crusoé, gardien de l’île qui aurait sombré dans le silence de la tombe s’il ne l’avait pas maintenue, à force de conjugaisons, au-dessus des flots. De même que pour Zabor, écrire signifie prendre des ailes, atteindre une renommée, un prestige, une notoriété qu’il n’a jamais pu atteindre en sillonnant les rues d’Aboukir. Écrire, c’est pour lui l’élévation pour recevoir la révélation.
Le dernier chapitre de la deuxième partie du roman, « La langue », annonce la révélation tant attendue : Zabor découvre enfin la langue de son don, celle avec laquelle il va échapper à la langue de l’école coranique et des imams : la langue française. Il la découvre par accident, dans la profondeur de ses extases. Elle est la langue qui dit le sexe, qui dit le plaisir charnel. Encore plus, c’est une langue du voyage dans lequel il serait possible d’étendre son corps à autrui, dans lequel on l’oblige à renaître. Zabor dit qu’il « fallait écrire un grand roman à contre-courant du Livre sacré. Je rêve de ce cahier depuis que j’ai commencé à maîtriser cette langue sensuelle. […]. En résumé, pour sauver une personne en écrivant, il faut lui restituer son histoire, la lui faire boire comme une eau sacrée, doucement, en lui penchant la tête pour que le souvenir ne l’étouffe pas[3]. »
La langue et l’écriture, selon Zabor, sont le contraire du sable et de la dispersion. Elles empêchent la fin du monde et éternisent les moments vécus. Elles vont à l’encontre de la volonté de l’Ange qui vient annoncer la mort du soleil, de l’horizon, des arbres et enfin, celle des hommes. La langue et l’écriture ont aussi marqué et transformé à jamais le corps de Zabor et sa sensualité. Elles ont acté la naissance de son désir. Elles sont ce long chemin de tâtonnements, d’apprentissage de lucidité, d’exercice d’acuité. Plus précisément, elles sont un « équarrissement ».
Kant parlait de la culture comme une faculté qui rend possible l’accomplissement de la liberté du sujet agissant. Une liberté qui serait l’aboutissement d’un long processus complexe de formation : la Bildung. Cette dernière étant pour Gadamer une « élévation à l’universel », un dépassement de soi. L’homme acquiert une fierté qui lui est propre en maitrisant et en mettant en pratique ses capacités intellectuelles et ses compétences créatrices, au service de la création artistique.
L’écriture est transformation du monde et des hommes. C’est la plus noble des révolutions. La véritable révélation.
[1] .Kamel Daoud, ZABOR ou les psaumes, Alger, Editions Barzakh, 2017, p.16.
[2] .Ibid, p. 19-20.
[3] .Kamel Daoud, op.cit, p. 245.