Être « Kabyle »: le péché d'origine ?
La mort du grand artiste Idir et sa célébration par ses fans qui voient en lui « un grand artiste », « un ambassadeur de la culture amazighe » et « une voix universelle de l’art algérien » a été une belle occasion pour certains esprits de rappeler son origine kabyle avant de se mettre à essentialiser les Kabyles, leur reprocher de trop parler et faire parler d’eux et, parfois, les accuser de se victimiser. On le savait depuis assez longtemps : disserter sur les Kabyles est devenu un bel ascenseur politique qui permet à d’obscurs personnages de gravir très vite les échelons et de devenir, en un clin d’oeil, « une personnalité nationale ». Quid des dégâts occasionnés en cours de route ? Oui, mais la fin vaut bien le moyen. Mais dans ce cortège des « kabyleries » qui secouent la scène politique, culturelle et intellectuelle du pays, il y a aussi ceux qui, pour se rallier une population avide de reconnaissance parce que longtemps blessée dans son amour-propre et agressée, inventent des vertus à la limites de l’invraisemblable aux Kabyles, les idéalisent, dans l’espoir d’en tirer quelques ovations. Aux discours prêchant « le mal kabyle », ils répondent avec un discours sublimant « le bien kabyle ». Le binarisme, degré zéro du raisonnement, dans toute sa splendeur. L’immense Frantz Fanon avait pourtant bien averti : haïr quelqu’un ou l’aimer pour sa couleur, sa race ou son origine, c’est pareillement pathologique.
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Pourquoi les Kabyles font-ils à ce point objet de fixation ? Qui sont les Kabyles ? Que leur reproche-t-on au juste ? Qu’est-ce que les Kabyles ont fait et font pour mériter que l’on s’attarde autant sur leur « cas » ? Être Kabyle serait-ce le péché originel de certains Algériens? Très sincèrement, je n’ai aucune certitude à partager avec qui que ce soit. Mais je crois savoir certaines choses qu’il me semble utile de dire ici.
Premièrement, dans ma tête, « les Kabyles », ça n’existe pas. Parler des Kabyles avec l’article défini pluriel « les », c’est supposer qu’il s’agit d’un groupe monolithique qui partage tout et dans l’absolu. Or, les Kabyles sont des individus appartenant à des obédiences politiques, idéologiques, philosophiques diverses et ont souvent des conflits d’intérêts, parfois très virulents, entre eux. Donc, l’approche totalisante qui consiste à définir les Kabyles comme une totalité unique est une insanité que seul un mauvais idéologue ou un esprit malade peut proférer.
Deuxièmement, moi qui entends souvent dire que « les Kabyles se victimisent », je me pose au moins deux questions : on reproche aux Kabyles de camper une posture victimaire parce que c’est pas vrai, ils n’ont jamais été victimes de quoi que ce soit ? Ou parce que, même victimes, ils ne doivent pas le dire ? Que je sache, depuis le 05 juillet 1962, des millions de Kabyles ont été victimes de l’arbitraire sous les différents pouvoirs qui se sont succédé : répression culturelle, déni identitaire, assassinats politiques, exactions, expropriations, censures, atteintes massives à la liberté d’expression, etc. J’ai moi-même échappé de justesse à une rafale de la Gendarmerie nationale en 2001 à Drâa-El-Mizan. Tous ces faits sont consignés par les chroniqueurs et les historiens et tout le monde peut les vérifier. On reproche donc aux « Kabyles » d’être traumatisés par des décennies de dictature et de vouloir guérir de leur trauma en en parlant ? C’est drôlement drôle. Je conseille à ceux qui pensent comme ça de bien lire ou relire Sandor Ferenczi, Jacques Lacan, Gille Deleuze, Dori Laub, Shoshana Felman…
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Troisièmement, certains « esprits éclairés » reprochent aux « Kabyles » de poser « leurs problèmes » en tant que « Kabyles » et non en tant que « êtres humains ». Ce point de vue se veut naturellement solidaire des causes que défendent « les Kabyles », mais il considère que, pour mériter une solidarité agissante de l’Autre, le Kabyle doit laisser son identité derrière lui et parler comme « homme » et uniquement comme tel. Si ce point de vue peut être considéré comme globalement recevable, il pêche à mon avis soit par une mauvaise foi déguisée soit par un excès de bonne volonté. Car, d’une part, un être humain, aussi ouvert soit-t-il sur l’Autre, ne peut ni se déraciner culturellement ni se désincarner émotionnellement. Un être humain n’est pas une somme d’instincts et un engrenage rationnel qui fonctionnerait comme une machine ; c’est un ensemble d’émotions, une mémoire, un imaginaire, des sons, des odeurs qu’on ne choisit pas de posséder et dont on ne peut pas se séparer volontairement. D’autre part, je me demande en quoi le dessaisissement du Kabyle de sa culture et de tout ce qui fait son identité faciliterait son acceptation dans le monde des « hommes ». Pourquoi l’homme kabyle ne devrait être que « homme » pour être accepté ? Pourquoi faut-il qu’il se dilue dans le territoire neutre de « l’humanisme », en se dépouillant de tout ce qui le singularise et le différencie, pour être accepté et célébré ? Pourquoi faudrait-t-il que les Algériens soient tous des «humains » et uniquement des « humains », donc tous pareils, pour s’accepter, s’enrichir et se rendre heureux mutuellement ? Ce que je veux découvrir chez mes concitoyens, ce n’est pas leur « humanité » qui n’est en rien différente de la mienne, mais leurs cultures qui surprennent et émerveillent. Personnellement, je suis un chat, un chat qui ne sait pas vivre loin de l’âtre où s’embrassent et s’embrasent les cultures, les langues, les sons, les bruits et les fureurs de ce pays damné qui s’appelle l’Algérie et qui me possède sans que je puisse le posséder.
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Quatrièmement, il y a des esprits boiteux qui disent que « les Kabyles » sont partout et ils veulent coloniser l’Algérie, lui imposer ses vérités. Jusqu’à preuve du contraire, sur toutes les cartes nationales du pays, on mentionne une seule nationalité : algérienne. Jusqu’à preuve du contraire, « les Kabyles » sont des Algériens. Par conséquent, aussi nombreux et omniprésents soient-ils, ils sont partout chez eux au même titre que tous leurs concitoyens, l’Algérie étant un seul pays, partout régi par les mêmes lois. Quant à leur « volonté de coloniser l’Algérie », en toute sincérité, je ne sais pas dans quelle scatologie sont allés fouiller les auteurs de cette infamie. De tout ce que j’ai vu et que je vois quotidiennement, « les Kabyles » ne disent pas à leurs concitoyens ce qu’ils doivent penser. Ils disent simplement ce qu’ils pensent et ils sont totalement libres de le dire et de faire de sorte qu’ils aient toujours la possibilité de le dire. Le PPA-MTLD avait plus de militants en Kabylie que sur tout le reste du territoire national (Voir Ait Ahmed, L’esprit d’indépendance) ; l’écrivain Rachid Boudjedra dit qu’il a fait plus de conférences et vendu plus de livres en Kabylie que dans toutes les régions d’Algérie réunies. Est-ce que c’est la faute aux « Kabyles » ? « Les Kabyles » sont-ils coupables d’être là, d’être ce qu’ils sont ? Une mayonnaise qui échoue, ça ne serait plus désormais la faute à Kafka, mais aux « Kabyles » ?
La société kabyle où je suis né est une société comme toutes les autres : elle a ses tares, ses violences et ses travers et elle a ses forces, ses solidarités et ses modes d’expression. Composée d’individus aussi différents les un des autres que dans toute autre société, elle a l’avantage d’avoir gardé une sorte de continuum historique dans sa reproduction et son fonctionnement qui lui confère un dynamisme qui peut facilement être assimilé à un volontarisme suspect par ceux qui n’y ont pas vécu et qui ne la connaissent pas. La Kabylie vit ; elle palpite, elle jubile, elle bouge, elle parle, elle conteste, elle crie, elle juge, elle produit, elle chancelle, elle avance, elle recule, elle sourit, elle s’emporte, elle se repose, elle rebondit, elle se fâche, elle objecte, elle se déchire, elle se tait, elle gémit, elle pleure…elle est comme ça la société kabyle. Certains veulent voir son électrocardiogramme plat, ce qui signifierait sa mort. Mais, en Kabylie, tant que des Idir (Littéralement « vivre » en tamazight) existeront, « le narcissisme de vie » sera toujours plus puissant que « le narcissisme de mort ».