Du rapport Stora au glamour colonial
L’histoire racontée commencerait donc ainsi :
Un escalier de bois, Un couloir étroit et obscur, Au fond de ce couloir une porte entrouverte, D’où nous parviennent les accords d’une musique, Qui en ce lieu parait non plus irréelle mais d’ambiance…
De ces strophes en cascade empruntées à la génération I AM, ne vous attendez pas à voir débarquer quelque sombre monarque ni s’installer la puissance de l’ombre, encore que …
Dans la dernière livraison des journalistes Mélanie Materese et Kamel Daoud, respectivement dans les journaux français Le Figaro et Le Point, il s’entend une petite musique, partition d’enchanteurs, qui depuis le rapport Stora, s’accorde au côté lumineux du colonial. Et le personnage haut en couleurs qui, à cette nostalgie sans relief, prête son habit sur mesure, n’est autre qu’Yves Saint Laurent. Que son génie soit célébré, soit. Il n’y aurait rien à redire dans ce qui relève d’une simple question subjective, celle du bon ou du mauvais gout. Mais qu’il faille pour cela adoucir la crudité de ce qu’était la vie aux colonies, c’est là une petite histoire qui ne passe pas.
Retour à Oran donc. Suivons d’un pas nonchalant, comme nous y invite Mélanie Materese, la trace de ce génie dans l’enfance. L’espace qui se déploie a tout de la carte postale magnifiant, sous des allures d’Art déco,un Centenaire français en Algérie : École des Beaux-Arts, musée, basilique, théâtre et cinéma, après être passé en toute vitesse devant la « Maison du colon ». Car devant pareille figure, désormais on presse le pas, on ne veut plus trop s’y attarder, pour ne pas gâcher les réconciliations promises comme fête. Des retrouvailles en famille, en somme. Dans cette topographie, vous y croiserez bien Lamoricière, un de nos anciens conquérants, mais cela passe sous la coupe d’un Bacchus enivré. Alors, on tait tout ce que ce nom a de résonances malheureuses. On ne veut faire d’Oran la festive qu’un lieu de plaisance et de plaisirs, ville capitale d’un hédonisme colonial. C’est oublier le fondement violent et assassin de cette jouissance possible… tout ce qui aurait pu s’entendre du nom Lamoricière si celui-ci n’était pas articulé aux seuls souvenirs d’enfance d’un Yves Saint Laurent. Car de ce plan de la ville, il pourrait bien se dessiner et se raconter autre chose que la vigne, le vin, le blé et la plaine rieuse aux toisons moutonneuses. Il épingle au sol l’État occupant.
S’il y a bien dans cette description enjouée d’Oran, « tous les vocabulaires du monde », il y manque cruellement les parlers de la guerre coloniale et, à sa suite, ses déclinaisons légales. C’est ce tout qui imprime sa marque sur les espaces vécus des uns et des autres, différemment selon que l’on soit né du bon côté de la vie, en 1936. Et être né à Oran n’y change rien à l’affaire parce qu’à l’époque ce n’est pas le fait d’y naître qui décidait si vous entreriez dans ce monde du bon ou du mauvais pied, pour ensuite dévaler joyeusement dans les travées de la ville. Alors, une chance pour tous que d’être né à Oran en 36 ? Eh bien, cela dépend. Cela dépend du nombre de générations que vous arrimez au sol. A cette date, une ou deux, surtout pas plus, et au moins un de vos aïeuls débarqués en Algérie par mer et, de préférence, avec un patronyme franchouillard ou chantant la mer argentée plus qu’il ne racle le fond de la gorge et qu’il ne sente la glèbe des culs-terreux. Sinon, en 1936, au-delà de ce nombre et de ces consonances bienheureuses, vous vous signalez comme indigène, autrement dit une calamité. Préséance pour les uns, disqualification pour les autres. C’est cela la colonisation. Elle fait ici-bas un royaume, version séculière d’une promesse des cieux, où les derniers arrivés seront les premiers. Mieux vaut une origine oranaise par effraction que des générations algériennes en excès. En Algérie, du point de vue de la nationalité et des jouissances glanées de-ci de-là sur cette terre, le droit du sol jouait contre les Algériens.
Or, que font ces journalistes et autres littérateurs en forçant les portes de cette maison brinquebalante, en convoquant le grand-père bâtisseur d’Yves ? Ils jouent des identifications forcées, nous mettant à demeure d’accepter le couturier comme l’un des nôtres. En surjouant du pays natal d’Yves Saint Laurent, ils forcent une filiation heureuse à une jeunesse algérienne qui serait en panne de bon génie. Jouant de l’a posteriori confortable – la renommée de YSL -, ils croquent une occupation coloniale en une présence remarquable cherchant à rendre YSL irrésistible, à en faire mémoire commune. L’entreprise est excessive tant leurs tours de phrase font au passé un meilleur sort que ce qu’il était. Ils jugent coupable l’amnésie algérienne de cet illustre personnage, au mieux de manquement, au pire de reniement, sans chercher ni à la comprendre, ni à l’expliquer. Patrimonialiser YSL serait alors capter un peu de son éclat, profiter de sa célébrité. Ce serait triompher de nos cœurs fatigués et cafardeux en nous offrant pour seule consolation une nostalgie des temps coloniaux qui, pour avoir été des temps bénis pour quelques-uns, ont rarement été pour tous de beaux jours. C’est ici une scénographie de bourgeois algériens désabusés car sans public pour briller ni achalandage pour faire le gros sou. Car la première des puissances qui s’expriment dans pareil récit est celle de l’argent. Qu’on ne s’y trompe pas, ce sont d’abord ces enrichissements privés que sert ce bric-à-brac romantique. Après avoir investi les murs, il s’agit de faire entrer au capital d’entrepreneurs intéressés l’histoire revisitée de leurs anciens occupants. La patrimonialisation voulue d’YSL est d’abord une spéculation foncière qui, du glamour et du kitsch, espère quelques économies d’échelle. Souvent sans classe, la richesse livre ici le spectacle de son inconscience historique. Elle markete un passé colonial en un produit consommable qui serait adéquat aux besoins et aux désirs actuels d’une société algérienne qu’il faudrait secouer de sa prétendue torpeur désenchantée.
Dans cette perspective libérale, Mélanie Materese et Kamel Daoud nous livrent donc une histoire qui joue moins de lumière que de clair-obscur. Sous un paradigme d’ambiance, le demi-jour de cet appartement revisité de la rue Stora place subrepticement dans la pénombre le colonial cru auquel on préfère un cosmopolitisme tamisé. Mais qu’est-ce dire que de rappeler qu’à cette époque « tous cohabitaient même sans se fréquenter » ? Pour qui le « calme soleil d’Afrique du nord » était une quiétude quotidienne ? C’est, par ce jeu de nuances gratuites et de touches chaudes, retirer au colonial toute sa pesanteur pour gagner en légèreté. C’est diluer dans ces peintures douces et ces pastels défraîchis le contour net et tranchant de la colonie : le mal perpétué dans la violence réitérative des premiers jours. Bref, l’esthétique n’est pas toujours un principe de réalité. Être Oranais en 1936, cela vous fait-il par la force des choses Algérien ? La question est posée, prenant au mot Kamel Daoud afin de faire de l’histoire autre chose qu’un « monologue du régime et des vétérans de guerre ». Il se trouve que je ne suis ni de l’un ni des autres, ni apparatchik ni ancien combattant. Je prends la parole sans y être invité parce que l’historien que je suis se désespère de ceux qui du passé font leurs fonds de commerce. Il n’y a pas que les hommes d’appareils ou les vieillards rabougris par notre Guerre de Libération qui excellent en cela.
De mon point de vue, il n’est pas décidément Algérien celui qui naît en cette terre. Une naissance ne suffit pas. Ce serait sinon feindre d’ignorer que ce droit du sol qui, dans sa version coloniale, vous fait oranais, est celui-là même qui, faisant courber l’échine aux Algériens, ne leur permettait pas ou peu de révéler tout leur génie en se rassasiant des voluptés de ce pays. Le beau était d’ordinaire un caprice de parvenu, une fantaisie, un enthousiasme que les ventres affamés et la défroque des corps enguenillés ne pouvaient pas voir d’un œil averti ou d’un regard rassuré. Et, c’est du côté des Algériens que ces contingents de miséreux ou de misérables sont les mieux fournis car c’est une condition que leur fait le droit colonial, le même ayant fait à Yves Saint Laurent un destin possible en Algérie. Pour un YSL, combien donc de génies algériens de cette génération 36 empêchés par cet ordre colonial duquel, sans en être ou responsable ou coupable, YSL procède ? De cette patrimonialisation YSL, nous voulons le tout du personnage, le bien comme le mal duquel il émane. Sinon, il n’y a pas que les grandes pensées qui viennent du cœur, la bêtise aussi. Naïve ou maligne, c’est selon.
Si en architectes du présent, investissant la pierre, vous formez la prétention d’en dire les histoires qu’elles renferment, il vous faut creuser encore davantage. Tailler plus profondément dans cette pierre d’immeuble haussmannien, n’arrêtez pas votre dépense à cette faïence d’origine, malencontreusement recouverte d’un carrelage bon marché. Creuser. Encore et encore. Cette pierre de taille, tranchez-la d’un regard plus sceptique et moins ravi par la promesse d’un profit. Besogner donc. Fouiller et grattez un peu plus encore. Et maintenant, arrêtez tout. Tendez l’oreille. Du côté d’Oran, nous parvient les accords d’une autre musique, un mélancolique plus tragique que glamour, que ces notes saturées d’un Ibrahim Maalouf convoqué à souhait. N’entendez-vous pas résonner la plainte étouffée de l’oued chouly –قصيدة واد الشولي, désolation chantée bien inscrite au patrimoine depuis ? A Oran comme à Alger, sous les pavés haussmanniens, il s’y trouve moins la plage et le soleil qu’un monceau de cendres et de sang. Qu’elle porte le nom de Saint Laurent ou de Lamoricière, l’assise la plus solide d’une possession française en Algérie est le meurtre, le crime. Dans le placard non visité de l’appartement de la rue Stora, il se cache encore et toujours un cadavre. Le découvrir réclamait que vous cherchiez l’origine de tout et non l’original capitalisable. Ni le voir ni l’entendre ce serait être gagné par cette puissance de l’ombre qui veut nous faire tomber sous le charme de meilleurs lendemains. La chanson nous dit : Non, ne résiste pas, ne lutte pas, ne te détourne pas de la main tendue vers toi … Pour l’historien que je suis, le rapport Stora et ses commentaires journalistiques inaugurent bel et bien une guerre des étoiles à laquelle il faut intelligemment résister. Surement, la réconciliation a un côté obscur.
Noureddine Amara, historien. Auteur d’une thèse sur les questions de la nationalité des Algériens : « Faire la France en Algérie : émigration algérienne, mésusages du nom et conflits de nationalité dans le monde. De la chute d’Alger aux années 1930 ». Research Fellow au Abdallah S. Kamel Center à la Yale Law School, à compter de août 2021-2022. A paraître aux éditions Chihab (2022), un livre traitant de la descendance de l’Emir ‘Abd al-Qâdir et de leurs appartenances étatiques en contexte ottoman.
Article d’une rare pertinence qui décolmate les brèches fissurant l’édifice « rapport Stora » et révèle les failles au bistouri.
Il déconstruit cette entreprise de banalisation du fait colonial, la « banalité du mal » que dénonce Hannah Arendt.