Je ne savais toujours pas qui était ma mère !

Tout en haut des escaliers de Hammam Salah, j’aperçus mon père ; il avait le visage lisse, un peu brillant, comme tuméfié par endroits, avec des boursouflures et des plaques rosâtres sur les joues, des signes qui ne trompaient pas, indiquant par là qu’il sortait du bain public où la chaleur qui y régnait était habituellement excessive. Il portait un accoutrement très étrange : des moustaches plus fines, taillées, plus soignées, un burnous d’un blanc immaculé couvrait ses épaules, un pantalon avec pli et des chaussures toutes neuves ou alors cirées à l’excès. C’était très inhabituel chez lui. Jamais il ne s’était sapé comme ce jour-là. A ses côtés se tenaient deux hommes qui avaient l’air d’avoir le même âge que lui. Ses amis peut-être ?

Je ne l’avais pas revu depuis quelques mois déjà, comme à chaque fois qu’il nous confiait, mon frère et moi, à sa sœur, en attendant d’avoir une nouvelle épouse. Une envie forte de l’embrasser me dévorait le ventre et me propulsait vers lui à mille à l’heure. Il se baissa pour me tendre la joue, me mit dans la main une pièce de monnaie pour acheter des bonbons et m’invita à poursuivre mes jeux dans la rue, une façon comme une autre de m’éloigner de lui. J’avais décidé néanmoins de ne pas lâcher son burnous que j’agrippais du mieux que je pouvais et de mettre mes pas dans les siens pour faire un bout de chemin avec lui et espérer découvrir la suite.

Il y avait un monde fou devant chez nous. Un peu à l’écart, un attroupement d’hommes, et plus loin un groupe de femmes voilées accompagnées d’enfants tentaient de franchir notre portail d’entrée. Une foule bigarrée, bruyante, s’agglutinait devant nous, des youyous fusaient de l’intérieur, l’odeur de cuisine envahissait l’air. Les yeux de mon père brillaient, ses moustaches noires recourbées à chaque extrémité comme les cornes d’un taureau de corrida scintillant au soleil ; ses deux amis lui frayaient un passage à l’aide de leurs bras, lui avançait comme perdu dans la cohue. Apparut tout d’un coup ma tante, lourdement fardée, des bijoux d’emprunt tout autour du cou et du ventre, dans une robe vert criard qui lui allait trop grand. Elle aurait pu nous informer qu’elle serait chez notre père en fin de journée mais elle ne l’avait pas fait. Voulait-elle nous dissimuler quelque chose ? Mais quoi au juste ? Entre temps, mon père, qui se trouvait avec la capuche du burnous sur la tête au milieu de cet attroupement désarticulé et bruyant, disparut totalement.

L’odeur de la viande et des sucreries se propageait généreusement dans l’enceinte du haouch et jusque dans la rue ; de grosses marmites étaient posées sur des petites gazinières au fond de la cour, au ras du sol et en rangs d’oignon. Je m’étais bien rendu compte qu’il se fêtait quelque chose chez nous mais j’étais incapable d’en savoir plus. Nous étions en 1959 ; j’avais huit ans.

Alors qu’il commençait à faire nuit, au beau milieu du brouhaha et de la musique, des femmes lancèrent à nouveau des youyous à déchirer les tympans cette fois-ci et tendirent au-dessus de leurs têtes tout en dansant une chemise de nuit gris brillant, défraichie, sur laquelle on apercevait des tâches rouges éparses, laissant entendre par là que la mariée était vierge. Mais de quelle mariée s’agissait-il ? Le sang encore frais sur cette robe qui n’avait pas de manches, d’où provenait-il ? Autant de questions étouffées dans le bruit et le désordre de la fête.

La musique baissa de ton et les lumières d’intensité ; les festivités s’étiraient vers leur fin et les invités commençaient à quitter notre chez nous les uns après les autres, un couffin à la main rempli de couscous, de viande et de raisins de table pour les maris et les enfants qui n’avaient pu venir. Du portail d’entrée, on voyait des grappes entières de femmes en voile blanc disparaître au fur et à mesure qu’elles s’éloignaient dans la rue. Nous quittâmes nous aussi les lieux, mon frère et moi, avec ma tante qui nous tenait chacun par la main dans cette même nuit noire qui avait englouti les autres convives. Je ne revis pas mon père ce soir-là.

Quelques jours plus tard et de retour dans notre maison, Âmmi-Faïtoch, l’épicier du coin, me demanda avec sa bonté habituelle : « Es-tu content du mariage de ton père, mon petit ? » Je ne lui répondis pas, ne sachant pas quoi lui répondre. Après un sourire gêné, je m’éloignai rejoindre mes copains. Cette nouvelle épouse, mon père nous demanda de l’appeler maman, comme celles d’avant qui n’étaient restées, pour certaines, que peu de temps avec nous. Je ne savais pas ce que cette nouvelle maman allait faire chez nous ni combien de temps elle allait rester à son tour. Et comme chaque fois, je perdais pied devant le même questionnement : je ne savais toujours pas qui était ma mère !

Extrait du roman Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200

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