L’affaire Saïd Djabelkhir : considérations inquiètes sur un procès inquiétant et bien au-delà
Le procès initié devant un tribunal algérien contre l’intellectuel Saïd Djabelkhir, spécialiste reconnu de diverses thématiques liées aux évolutions de l’Islam, du fait de positions qu’il a publiquement exprimées dans le cadre de ses activités de recherche, ainsi que le jugement totalement inacceptable – impliquant notamment une peine ferme de trois ans de prison – prononcée à son terme, ont soulevé, tous à la fois, dans le pays et au plan international, une vague d’indignation et de protestation tout à fait justifiée et qui, en conséquence, du fait même des nombreuses réactions intervenues, permet clairement d’évoquer une « affaire » devenue publique et donc, relevant d’un nécessaire débat de même nature. Le procès en question faisait suite à une plainte déposée par un citoyen algérien estimant que certaines des conclusions des travaux de l’intellectuel, telles que rendues publiques, étaient erronées et portaient atteinte à sa conception personnelle de l’Islam ; et sa plainte a été jugée recevable par l’institution judiciaire, sur la base d’un article du Code Pénal – en l’occurrence, l’article 144 bis 2 – en lui-même inacceptable, car gravement attentatoire à la liberté d’expression puisque punissant « le dénigrement du dogme ou des préceptes de l’Islam des mêmes peines prévues en cas d’offense envers le Prophète et les envoyés de Dieu. » En fait, par-delà les logiques juridiques formelles apparentes, nous sommes en présence d’une situation procédant de logiques obscurantistes visant à réprimer l’usage de la raison dans les champs de la réflexion scientifique et du débat public sur l’Islam. Et qui, ipso facto, conduit à ce que, nécessairement, non seulement les évolutions mêmes de la société algérienne, ainsi que celles de son système politique, mais également leurs perspectives soient directement interpellées. Puisqu’il est légitime de s’interroger sur les conditions qui, en ce début de XXIe siècle, permettent encore de recourir à des logiques institutionnelles répressives aussi primaires visant à faire taire et même à carrément « mettre en cage » un intellectuel qui, pour aborder des questions complexes concernant toute la société et, en tant que telles, ne relevant certainement pas d’une décision de justice, mais nécessairement d’un débat ouvert et contradictoire entre personnes éclairées, n’a eu que le « tort » d’avoir recours à sa raison.
Or, c’est précisément autour de ce concept de raison que se pose tout le problème qui, ici, directement, nous intéresse. En effet, si l’on s’intéresse à l’histoire des évolutions des lectures du patrimoine islamique, tel que définies par la tradition sunnite, en tant que, pour l’essentiel, depuis sa naissance au VIIe siècle, constituées par le Coran et la Sunna, et dans laquelle s’inscrit l’Islam algérien, très majoritairement de rite malékite, il est permis de constater qu’assez rapidement vont se constituer les conditions faisant émerger de nombreuses logiques intellectuelles divergentes et même contradictoires, elles-mêmes procédant de déterminations tant idéologiques et historiques qu’économiques, sociales et politiques et qui peuvent être différenciées selon, pour l’essentiel, deux grands types d’approche. Et ce, en recourant à la méthodologie du sociologue allemand Max Weber (1864-1920) relative à la notion « d’idéal-type », en tant que catégorie d’analyse des réalités de la société, visant à en comprendre et « extraire » les logiques et les instances de structuration et de fonctionnement, non pas nécessairement les plus immédiatement visibles et répandues, mais celles rendant le mieux compte de la qualité de leurs divers ancrages et formes de légitimité dans la société. Et, en l’occurrence, face à l’enjeu essentiel que constitue le patrimoine islamique, il s’agit bien de diverses lectures – pour reprendre une importante notion empruntée à l’œuvre, trop longtemps marginalisée dans son propre pays d’origine de l’islamologue algérien Mohammed Arkoun (1928-2010) – tout à fait humaines, parfaitement identifiables en tant que telles, et qui, pour l’essentiel, correspondent donc, à deux grandes approches aisément identifiables.
Une première approche de nature plutôt statique et essentialiste – également, qualifiable de dogmatique, traditionaliste ou conservatrice – considérant, pour l’essentiel, que le patrimoine islamique en question représente fondamentalement et avant tout un stock donné (de connaissances, de représentations, de normes, de valeurs et de pratiques) pratiquement définitivement constitué, car ayant atteint une sorte d’ultime perfection et donc, totalement indépassable, à partir d’un moment donné de l’histoire de la civilisation musulmane. En règle générale, correspondant à la période des toutes premières générations de Musulmans, telles que perçues dans la pureté de leurs pratiques fondatrices, et que, dès lors, dans une démarche fondamentalement essentialiste – de fait, figeant les dynamiques mêmes de l’élan initial de libération dont était porteur l’Islam des origines et qui, précisément, avait fondé toute sa puissance – il s’agit de considérer à jamais comme une référence en elle-même parfaitement constituée, définitivement acquise et donc, à jamais, absolument indépassable. Par rapport au texte coranique lui-même, en tant que norme fondatrice, considérée comme la stricte transcription de la parole même de Dieu et, en tant que tel, estimée comme ayant été fidèlement recueillie – et donc, nécessairement, immuable – ce type de démarche s’attachera toujours à en faire une lecture aussi littérale et même pointilliste – et surtout non-contextualisée – que possible, cherchant à toujours en privilégier bien plus la rigueur de la forme apparente, telle qu’immédiatement saisissable, que la complexité et l’intelligence du fond, moins immédiatement perceptibles. Quant à l’immense corpus des « hadiths » qui, de par les conditions historiques mêmes de sa lente constitution et l’extrême diversité et richesse des très nombreuses sources constitutives de son contenu – pas toujours dans leur ensemble légitimement et fermement établies en tant que telles – offre souvent, pour chaque type de sollicitation en termes de questionnement, de très nombreuses possibilités de réponses, lui aussi, nécessairement, deviendra une source privilégiée de références allant également dans le même sens d’une approche plutôt non contextualisée et rigoriste. Et, en conséquence, du point de vue de cette première approche, l’ensemble de ce patrimoine, sous quelque motif que ce soit, ne pouvant être soumis à un libre usage critique de la raison humaine historique et/ou contemporaine, doit avant tout être soigneusement préservé, promu et transmis, en tant que tel, indépendamment de tout contexte spécifique identifiable. D’où l’importance dans ce type de démarche de la notion de « naql » – renvoyant directement aux logiques de pérennité fondant le principe absolument essentiel d’une transmission ne pouvant qu’être aussi fidèle que possible – et qui, en conséquence, va systématiquement, dans toute approche contemporaine du patrimoine islamique, accorder la priorité à des logiques de stricte continuité par rapport à une orthodoxie originelle postulée, telle que comprise, définie et impérativement (re)commentée et (re)codifiée. Tout comme, au plan politique, ce type d’approche, va constituer une source directe de légitimation de modèles institutionnels de pratiques et de gouvernance, considérés comme aujourd’hui à intégralement répliquer, y compris dans certaines de leurs versions autoritaires, voire carrément totalitaires. Dont, notamment, celles basées sur l’affirmation absolument péremptoire selon laquelle l’Islam est la religion et Etat – « dine oua daoula », en langue arabe – au sens où, dans son essence même, il implique nécessairement une articulation étroite, fondatrice et de nature systémique, entre l’adhésion de l’individu à l’Islam, en tant qu’acte personnel de foi, procédant d’une démarche spirituelle, et sa nécessaire subordination à un Etat de nature théocratique et à une démarche politique singulière mélangeant étroitement foi et politique, et tels que régis par les principes de l’Islam, selon leur stricte lecture et redéfinition par les auteurs de ces thèses. Ensemble de principes relevant de lectures humaines purement idéologiques et politiques, notamment élaborées, entre autres, dans le contexte de l’émergence du mouvement des « Frères Musulmans », en Egypte, dans les années 1920, et dont les fondements du point de vue même de l’Islam sont parfaitement contestables. Ainsi que, notamment, le soutiendra un éminent théologien égyptien, « pur produit » de l’Université d’El Azhar, Ali Abderrazik (1888-1966) dans un remarquable ouvrage L’islam et les fondements du pouvoir » publié en 1925, dans un contexte idéologique et politique caractérisant le Monde Musulman et alors largement dominé par la décision d’abolir le califat prise, sur proposition de Mustafa Kemal, par la Grande Assemblée Nationale de Turquie, en mars 1924. Ouvrage dans lequel l’auteur soutiendra, d’une part, qu’en aucun cas, l’Islam, en tant que religion, avant tout, fondée sur une dimension spirituelle, n’implique nécessairement un mode bien particulier de gouvernance, clairement établi et reconnu, d’autre part, que du point de vue de l’Islam, la séparation entre les dimensions religieuse et politique, tant dans la vie de la société que celle de l’individu, est parfaitement justifiée. En outre, sur la base de certaines des lectures politiques – souvent militantes – qu’elle génère, cette approche peut conduire à légitimer des actions violentes de diverses natures, à mener au sein de toutes les sociétés humaines – majoritairement musulmanes ou non – au nom d’une conception particulièrement restrictive de la notion de « djihad », finalement détournée de toute la complexité de sa conception originelle centrée sur l’effort intellectuel, et réduite à la seule dimension d’actes individuels et/ou collectifs de violence physique, recourant à l’usage des armes, et visant à précisément imposer par tous les moyens cette conception particulièrement restrictive et militante de l’Islam. Enfin, toujours dans le cadre de cette première approche, eu égard aux relations à établir avec les autres civilisations – en dehors de l’accueil favorable toujours réservé à leurs productions matérielles (en tant que « hardware ») toujours estimées comme bienvenues et même souvent survalorisées et abondamment surconsommées, sans réserve aucune – seront développés pour ce qui concerne les domaines culturels, idéologiques et intellectuels (en tant que « software ») qui les fondent des rapports très sélectifs, plutôt fondés sur la réserve, la méfiance ou l’hostilité ; voire, carrément le rejet.
Et une seconde approche, de nature plutôt dynamique et contextualiste – et, éventuellement, également qualifiable de réformiste ou progressiste ou moderniste – considérant que le patrimoine islamique est assimilable non pas à un stock donné – finalement et définitivement constitué comme tel, à une certaine étape de son évolution et, dès lors, à jamais, figé – mais, à son origine même, avant tout, à un ensemble de divers flux aussi dynamiques que convergents. Ayant certes pris une forme élaborée et identifiable comme telle de connaissances, de représentations, de normes, de valeurs et de pratiques, à un moment donné et privilégié, correspondant toujours également, idéalement, aux premières générations de Musulmans. Mais dont il convient en permanence, grâce à un nécessaire usage critique de la raison humaine historique et/ou contemporaine, avant tout de maintenir vivantes et réellement actives bien plus les véritables dynamiques idéologiques et intellectuelles initiales et constitutives que les diverses formes précisément identifiables à tel ou tel moment donné, fût-il tout autant considéré comme source de références importantes et clairement admises comme telles. Très précieuses dynamiques initiales donc, qui ont généré le sens même des logiques fondatrices de l’Islam et qui, en tant que sèves nourricières originelles, sont absolument à préserver en tant que logiques toujours vivantes et dont il convient de préserver le message tel qu’identifiable surtout dans son mouvement même et par la direction qu’il a pu indiquer vers telle évolution plutôt qu’une autre. Logiques vivantes donc et qui, en conséquence, ne doivent en aucun cas faire l’objet d’une lecture essentialiste, les figeant à jamais dans des modèles historiquement datés, précis et définitifs, ne pouvant, en réalité et en dernière analyse, que trahir l’élan libérateur de l’Islam des origines et, ipso facto, le transformer en ensembles de valeurs et de normes incontournables, à jamais rigidifiées et intouchables. Alors que, bien au contraire, dans une approche dynamique, elles doivent continuellement et systématiquement, être interprétées et réinterprétées, réévaluées et reconstruites, à chaque fois, toujours en fonction des nouveaux contextes sociaux et historiques contemporains au sein desquels elles doivent « fonctionner » et être mises en œuvre et dont, précisément, les logiques dominantes doivent avant tout et toujours, en tant que normes absolument incontournables, être prises en considération. En devenant pour elles des cadres de référence vivants et donc, absolument majeurs d’adaptation et d’inspiration et, surtout, de créativité prenant effectivement en charge les problèmes réels générés au sein de la société et chez les individus par les exigences spécifiques de chaque étape historique considérée. Par rapport au texte coranique, en tant que norme fondatrice, cette seconde approche s’attachera toujours à en faire une lecture, non pas littérale et même pointilliste, comme déjà mentionné, – et de son point de vue, clairement sans justification aucune, étant données la richesse, la densité et, souvent, l’extrême complexité du texte lui-même – mais, bien au contraire, aussi symbolique, allégorique et adaptée aux divers contextes contemporains concernés que possible. En cherchant à toujours en privilégier le fond – en en extrayant toute la riche palette des multiples significations, notamment implicites et cachées – plutôt que la forme dans toutes ses fausses évidences immédiates, telles qu’immédiatement et trop superficiellement saisissables. Quant à l’immense corpus des « hadiths » qui, précisément, de par les conditions historiques mêmes de sa constitution et l’extrême richesse de son contenu – mais dont les diverses sources constitutives ne sont pas toujours légitimement et fermement établies en tant que telles – peut souvent offrir pour chaque type de sollicitation de nombreuses possibilités de réponses, il deviendra précisément une source privilégiée de références vivantes allant également dans le même sens d’une approche dynamique et contextualiste, et tout à fait en mesure de pleinement prendre en charge les problématiques contemporaines. D’où l’importance fondamentale dans ce second type de démarche de la notion de «’aql » – soit, précisément, la raison humaine – comme instrument absolument privilégié de toute connaissance, quel qu’en soit le domaine, y compris aussi celui du patrimoine islamique, et qui, en conséquence, va toujours accorder la priorité à des logiques d’ouverture et de créativité – procédant directement de l’importante notion, malheureusement, trop souvent négligée, de « ijtihad ». En tant qu’incitation permanente absolument déterminante, car de par ses fondements, constitutive de la démarche spirituelle elle-même, et devant toujours amener les croyants à assumer un constant effort intellectuel d’interprétation des textes et d’évaluation des pratiques, qu’il soit conduit individuellement ou inscrit dans une logique collective, institutionnalisée ou non, et ce, dans toute approche d’un patrimoine islamique lui-même, constamment en évolution. Tout comme, celui-ci, au plan politique, sera considéré comme une des diverses sources possibles d’inspiration, en termes de valeurs et de normes, à nécessairement adapter aux exigences des contextes contemporains, notamment, eu égard au modèle démocratique, en tant qu’incontournable acquis des évolutions du monde moderne et par rapport auquel la politisation de l’Islam – ainsi que déjà mentionnée, sans fondement aucun d’un point de vue religieux – constitue précisément une double dérive. Car elle constitue une source potentielle évidente, d’une part, de « fitna » en tant qu’elle alimente un grave conflit fratricide au sein de la société et donc, en tant que tel, absolument, à éviter ; et, d’autre part, d’une manière ou d’une autre, de dysfonctionnements et de dérives du système démocratique lui-même. Au plan culturel et/ou intellectuel, dans les relations à établir avec les autres civilisations, seront développés dans tous les domaines – y compris ceux, essentiels, relatifs à tout ce qui concerne les productions symboliques et intellectuelles, correspondant au « software » évoqué – des rapports fondés sur l’ouverture, la confiance et l’échange, comme autant de stimulations allant prioritairement dans le sens de l’incitation d’une production endogène en mesure d’échanger avec le reste du monde.
Ceci dit, les deux grands types d’approche du patrimoine islamique, tels qu’ils viennent d’être – bien trop sommairement – exposés appellent deux remarques essentielles : tout d’abord, ils ne vont pas nécessairement se présenter en tant que tels, de manière absolue, dans la réalité de la vie des individus, des groupes sociaux et de la société, en quelque sorte, toujours à « l’état pur ». Mais vont prendre des formes très diverses se situant sur une large échelle par rapport à laquelle, en fonction de leur itinéraire personnel et des situations historiques, les divers acteurs concernés vont avoir la possibilité de déplacer leur propre « curseur » et, ce faisant, définir leur positionnement spécifique. Qu’il soit de nature plutôt structurelle, en fonction d’une vision relativement constituée et stable ou de nature plutôt conjoncturelle, en fonction de contraintes particulières à gérer.
Ensuite, il convient de relever que, notamment pour les deux autres religions monothéistes – Judaïsme et Christianisme – ces deux grands types d’approche du patrimoine spirituel et intellectuel constitutif, d’une manière ou d’une autre, existent et fonctionnent, mutatis mutandis, sensiblement, de la même manière, avec donc, pour simplifier, des lectures humaines, plutôt traditionnalistes et d’autres, plutôt modernistes. De ce point de vue, entre autres, pour ce qui concerne le Judaïsme, il existe en son sein un puissant courant se qualifiant lui-même de « libéral », particulièrement bien implanté aux Etats-Unis, et dont les origines, en tant que mouvement spirituel et intellectuel, articulé avec une volonté d’émancipation citoyenne, en fonction de contextes locaux très contraignants et tels que durement vécus par les communautés juives européennes, pour l’essentiel, remontent au XIX° siècle. Tout en procédant, en dernière analyse, des diverses évolutions et mutations intellectuelles, portées par le mouvement des Lumières, au cours du XVIII° siècle, ainsi que par les multiples conséquences à l’échelle européenne de la profonde rupture politique que fut la Révolution Française de 1789. Tout comme, pour le Christianisme, il est très significatif que l’Eglise catholique – qui avait déjà été soumise à la rude épreuve de la Réforme protestante, à partir du XVI° siècle – et qui fonctionne en tant qu’institution dotée d’une hiérarchie très organisée, avec à sa tête une autorité centrale romaine, largement légitime, a pris l’initiative, entre 1962 et 1965, d’un concile dit « Vatican II » et dont l’objectif principal aura finalement été celui de l’adapter aux contraintes de la modernité. Et qui, à jamais, sera considéré comme ayant été celui – pour reprendre le mot, alors maintes fois utilisé pour en rendre compte, particulièrement par le pape, alors en fonction, l’Italien Jean XXIII (1881-1963) – de « l’aggiornamento » de l’Eglise et qui, comme tel, passera à la postérité ; soit celui de sa nécessaire « mise à jour ».
Ceci dit, pour en revenir à l’Islam, il a notamment pu être également rendu compte de cette opposition binaire – d’ailleurs, dans les faits, relativement tôt apparue dans l’histoire culturelle de la civilisation arabe après l’avènement de l’Islam, ainsi que, de manière plus générale, dans celle de l’ensemble de l’aire de civilisation islamique – et donc, toujours aussi significative, en recourant, pour reprendre les termes très justes de l’écrivain et philosophe syrien Adonis – de son vrai nom, Ali Ahmed Saïd, né en 1930 – qui développera ses idées critiques sur le patrimoine culturel arabe – y compris littéraire – et en élargissant le champ des interrogations dans une thèse universitaire restée célèbre, soutenue à Beyrouth en 1974 – à une distinction qui me semble essentielle entre « le fixe et le mouvant » ; les termes utilisés en langue arabe par Adonis étant les suivants : « thabet » et « moutahaouel ». Car, en effet, elle définit bien les logiques fondatrices d’un clivage décisif, fonctionnant quotidiennement et qui, en permanence, parcourent les domaines les plus divers de l’idéologie et de la culture et même de la vie quotidienne, directement ou indirectement, les soumettant à une évaluation permanente : relèvent-ils du fixe ou du mouvant ? Que doit-on garder tel quel et que peut-on modifier ? Et, si on peut éventuellement modifier tel ou tel élément, dans quelle mesure et de quelle manière peut-on le faire ? De fait, une suite interminable de questionnements en lien les uns avec les autres et dont – parfois, pour ne pas dire souvent – il est difficile de sortir sans disposer d’une grille de lecture en mesure de rendre compte, à la fois, des champs intellectuels directement concernés et du monde dans lequel on vit et dont ils sont censés rendre compte.
Et c’est pourquoi, dans la réflexion, ici conduite et qui se concentre sur un ensemble d’enjeux liés à diverses lectures humaines de l’Islam, je propose la grille d’analyse présentée et que je synthétiserai comme suit : lecture humaine statique et essentialiste du patrimoine islamique vs lecture humaine dynamique et contextualiste du patrimoine islamique. Et que, surtout, je caractériserai comme constituant – certainement aujourd’hui bien plus que jamais, en raison des défis complexes portés par les puissantes logiques matérielles et, surtout, intellectuelles irréversiblement impulsées par les multiples dimensions de la mondialisation – le véritable « nœud gordien » des problématiques idéologiques, culturelles, sociales, économiques et politiques les plus significatives, à l’œuvre dans les Mondes Arabe et Musulman. Et, de toute évidence, du fait de nombreuses dérives extrémistes, à l’origine même de nombreuses manifestations de blocages et de crises qui, structurellement, les affectent depuis des siècles ; et ne cessent, aujourd’hui même, quotidiennement, de le faire.
Ensembles de processus – aujourd’hui donc, tout aussi quotidiennement, toujours à l’œuvre – et qui, au final, ont abouti à une bipolarisation idéologique particulièrement forte des sociétés arabes opposant, les uns aux autres, les partisans de chacune des deux lectures du patrimoine islamique, déjà évoquées, et qui – en fait, dans une dérive particulièrement dangereuse et actuellement en cours – apparaissent même pratiquement comme risquant d’aboutir à l’émergence et la formation progressives, en quelque sorte, de deux « sous-sociétés ». Plus ou moins structurées et organisées en tant que telles, selon les caractéristiques particulières de l’histoire culturelle nationale de chacun des pays concernés, et, de fait, inscrites dans une sorte de guérilla idéologique et culturelle permanente, plus ou moins violente selon les contextes, les enjeux et les périodes et, au final, procédant donc, de deux visions de la société et fonctionnant dans une problématique de jeu à somme nulle. En fait, à maints égards, pour l’essentiel, la situation ainsi décrite correspond à ce que le philosophe marxiste italien Antonio Gramsci (1891-1937), dans le cadre de ses analyses des luttes sociales au sein des sociétés européennes au début du XX° siècle, telles que notamment articulées autour du concept d’hégémonie qui y occupe une place absolument centrale, a appelé « la guerre de position ». A cette importante différence près que dans les sociétés arabes – et musulmanes, de manière plus générale – les coalitions qui s’y forment et ici mentionnées sont plus directement déterminées par des clivages idéologiques et culturels qu’économiques et sociaux. Ce qui, bien évidemment, ne veut certainement pas dire que ces derniers – économiques et sociaux, donc – n’y existeraient plus ; mais je considère que dans la phase historique actuelle et face aux blocages et impasses fondamentalement d’ordre idéologique et culturel qui, en tout premier lieu, de plus en plus, les caractérisent, ce sont les clivages liés à ces types de variables – d’ordre idéologique et culturel – qui doivent nécessairement être considérés, en dernière analyse, comme absolument surdéterminants ; les clivages économiques et sociaux, bien que toujours significatifs, bien sûr, ne pouvant, de mon point de vue, qu’être évalués comme porteurs, en dernière analyse, de contradictions plutôt qualifiables de secondaires.
Car, en effet, la contradiction principale qui aujourd’hui caractérise fondamentalement les sociétés arabes – et, de manière plus générale, musulmanes – est d’ordre idéologique et culturel et oppose, tels que présentés et définis dans l’analyse ici conduite, les deux grands types de lecture humaine du patrimoine islamique qui sont en présence – statique et essentialiste vs dynamique et contextualiste – et autour desquels, en dernière analyse, vont se structurer les diverses formes de coalition – idéologiques et culturelles, bien sûr, mais également sociales et politiques – visant, d’une manière ou d’une autre, à imposer leur hégémonie au sein de la société. Projet hégémonique pouvant aller de diverses formes de domination des champs idéologiques et culturels, stricto sensu, comme base de départ relativement incontournable, à d’autres plus élaborées et décisives, articulées autour du contrôle de diverses instances du pouvoir politique – parlementaire, régional et/ou local – et pouvant aller jusqu’à celles permettant de s’assurer finalement du contrôle du pouvoir politique central. Et c’est sous cet angle que l’on comprendra bien mieux, entre autres, les évolutions intervenues en Algérie, notamment, pendant les années 1980 et 1990 et qui, sous des formes en constante évolution, y sont toujours en cours, ainsi qu’entre autres celles de l’Egypte et de la Tunisie, notamment, après 2011 et qui, toutes, par l’acuité des luttes politiques menées, au sein des institutions et dans la société, illustrent bien les principales problématiques ici évoquées ; et dont « l’affaire Saïd Djabelkhir » qui, ici, nous préoccupe, pour symbolique et importante qu’elle est et doit absolument demeurer, ne constitue qu’un épisode particulier.
Dans la mesure où, clairement, elle met en évidence que les législateurs à l’origine de la rédaction et de l’adoption de l’article 144 bis 2 du Code Pénal, en vertu duquel l’intellectuel a été condamné, ainsi que les magistrats qui ont pris la décision d’accepter la plainte et de prononcer le jugement, tout comme le citoyen qui, en amont, a pris l’initiative de déposer la plainte contre lui, de fait, adhèrent plutôt à la lecture humaine du patrimoine islamique, ici qualifié comme étant statique et essentialiste. Or, de « l’autre côté », l’intellectuel injustement condamné soutient des thèses allant plutôt dans le sens de la lecture, ici, qualifiée de dynamique et contextualiste et ce, de mon point de vue, à juste titre, car il est clair que, si nous voulons relever les défis auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés, nous devons absolument lire et relire le patrimoine islamique avec des grilles de lecture impérativement adaptées aux exigences des évolutions contemporaines. Alors même que ce type d’opposition, sous les formes les plus diverses, plus ou moins aiguës et/ou frontales, se rencontre quotidiennement dans les domaines les plus variés de la vie de la société et, d’une manière ou d’une autre, de manière plus générale, finit par poser l’ultime question des réelles capacités tant des individus que des institutions et de la société à prendre en charge et résoudre, de manière relativement efficiente, et en fonction des contextes contemporains qui s’imposent à eux, les problèmes qu’ils sont amenés à rencontrer.
C’est dire qu’en fait, dans les contextes aussi complexes que fortement contraints qui caractérisent les évolutions de la société algérienne – et, de manière plus générale, celles du Monde Arabe – tout se passe comme si nous étions en présence de « sociétés bloquées », pour reprendre une notion déjà utilisée par le sociologue français Michel Crozier (1922-2013) à propos de la France de la fin des années 1960, telle qu’alors notamment marquée par la crise majeure qu’y fut « mai 1968 ». Qualificatif de « bloqué » qu’ici, cependant, je ferai précéder de celui de « déboussolé », pour ne pas recourir à celui de « désorienté », déjà utilisé au deuxième degré avec beaucoup d’intelligence par le romancier libanais Amin Maalouf dans le titre de son très beau roman « Les Désorientés », dont la trame évoque précisément les malheurs qui affectent la région et leurs terribles conséquences sur des destins individuels, tels que confrontés à « la disparition de l’avenir », pour reprendre les termes de l’auteur. Qualificatif de « déboussolé » donc, et qui me semble approprié car, en termes de séquençage – précision importante – si les sociétés arabes sont aujourd’hui « bloquées » c’est, d’abord, car elles sont « déboussolées ». Dans la mesure où nous sommes en présence de sociétés qui n’arrivent toujours pas à dégager en leur sein un consensus social suffisamment large, effectif et opérationnel autour d’un cap ferme et clair et qui, en tant que tel, puisse constituer une direction à suivre. Et ce, puisqu’elles ne cessent d’être caractérisées par des tensions permanentes, ponctuées de nombreux chocs de temporalités – parfois même de nature quasi schizophrénique – entre, pour aller à l’essentiel, d’une part, une tradition ferme, active et voire, agressive et, d’autre part, une modernité velléitaire, procrastinatrice et voire, timorée. Et qui, aujourd’hui, de surcroît, doivent faire face à de nouvelles situations tout à fait exceptionnelles – au sens fort du mot – et dans lesquelles, avant tout, c’est bien leur existence même qui est directement menacée.
« Sociétés déboussolées et bloquées » donc, puisque, depuis maintenant, plus de deux siècles, si nous remontons aux divers chocs de 1798, tels que générés suite à l’invasion de l’Egypte par les forces françaises placées sous le commandement du Général Napoléon Bonaparte, en tant qu’à beaucoup d’égards, événement fondateur de la séquence historique actuelle, telle qu’initiée par la « Nahda » qui s’ensuivit et alors qu’entre-temps, pour sa part, « la vieille taupe de l’Histoire » n’a jamais cessé de creuser, avec toujours la même obstination. Et c’est ainsi que, de fait, bien qu’ayant formellement pris conscience de leur retard par rapport aux normes objectivement imposées par l’Occident, les sociétés arabes n’ont pas été en mesure sur une période longue – maintenant de plus de deux siècles – de formuler des réponses prouvant leurs capacités effectives à rattraper significativement ce retard dont, pourtant, elles avaient pris conscience; en dehors du domaine particulier et important de l’élimination des diverses formes – directes et indirectes – de domination coloniale qui pesaient sur la région. Et donc, sociétés arabes qui, aujourd’hui encore, apparaissent clairement comme toujours aussi « déboussolées et bloquées » ; ces caractérisations devant bien être comprises comme des dominantes se rapportant, en dernière analyse, à la société en tant qu’ensemble et non seulement à un simple appareil d’Etat ou à tel ou tel secteur d’activité déterminé. Et, en conséquence, de fait, aujourd’hui, les sociétés arabes apparaissent très faiblement en mesure de s’intégrer de manière positive, en tant qu’acteurs réellement autonomes et dynamiques, dans les logiques systémiques impulsant les principaux échanges mondiaux contemporains : tant économiques que scientifiques, technologiques et culturels, pour ne citer que les plus significatifs d’entre eux.
Or, en même temps, sur des périodes de l’ordre du demi-siècle, des sociétés asiatiques confrontées à des défis sensiblement de même nature – ainsi, Mao Zedong estimait-il dans ses écrits qu’à partir de la première « Guerre de l’Opium » en 1839 et qui, en outre, allait inaugurer un terrible « siècle d’humiliations », la Chine s’était transformée en une semi-colonie – ont su trouver, en elles-mêmes et tout en s’ouvrant sur le monde, les ressorts leur permettant de s’adapter aux évolutions du monde. Je n’en veux pour preuve que le cycle court de l’ordre de quarante-cinq ans qui – coïncidence significative certainement pas due au hasard – caractérise les différentes expériences nationales suivantes : – les profondes mutations – de fait, sur une si courte période, une véritable révolution – qu’a connues le Japon durant l’ère « Meiji » (ou, pour l’essentiel, l’ainsi bien nommé « gouvernement éclairé ») de 1868 à 1912 et qui le conduiront à devenir une grande puissance mondiale ; – les profondes transformations intervenues en Chine, en prenant comme date relativement significative de début des « réformes », conduites par Deng Xiaoping, l’année de la mort de Mao Zedong, soit 1976, et comme date de « fin symbolique » de cette phase, l’année en cours, 2021 et qui, elles aussi, lui ont permis d’accéder au rang de superpuissance rivalisant directement avec les Etats-Unis ; – toujours à propos de la Chine ou, plutôt, de manière plus générale de la civilisation chinoise, il convient également de relever les remarquables succès en matière de performances économiques de Hong Kong, Taïwan et Singapour (cité-état aux trois quarts peuplée de populations d’origine chinoise) et qui, dans chaque cas, en fonction de contextes particuliers, ont su trouver les voies et les moyens en mesure de leur garantir la prospérité ; – tout comme cela aura été le cas pour la Corée du Sud qui n’a réellement commencé à sortir de longues décennies de terribles violences et destructions – colonisation par le Japon de 1905 à 1945, conséquences dans le pays de la II° Guerre Mondiale, partition du pays au niveau du 38° parallèle en 1948 et conflit international de 1950-1953 qui vont laisser le pays dans un état de dévastation totale – qu’à partir du milieu des années 1950, pour ensuite commencer à se reconstruire puis, progressivement, prendre son essor et ce, jusqu’à devenir la « success story » que, depuis les années 2000, nous connaissons ; – enfin, il convient de mentionner les remarquables performances économiques actuellement en cours, en 2021, au Vietnam – inscrites dans le cadre de la nouvelle politique de « doi moi » ou « renouveau », adoptée en 1986 – et qui ne peuvent être appréciées à leur juste valeur que si l’on considère l’année 1975, marquant la défaite des forces américaines et la réunification du pays, comme symbolisant le début de la reconstruction et de la modernisation d’un pays ravagé par des décennies de colonialisme français et trente années de guerre totale contre deux des plus grandes puissances militaires mondiales : France, puis Etats-Unis. Face à ces expériences asiatiques, nous sommes en présence de profondes transformations réussies – et, de surcroît, entreprises à l’échelle d’une vie humaine – qui ont permis aux différents pays considérés de complétement transformer, en fonction de leurs propres objectifs nationaux, tant leurs structures internes de production de biens, services et connaissances, que leurs systèmes politiques ainsi que leurs rapports au monde. Mutations qualitatives que ces sociétés ont su assumer en faisant appel à leurs ressources civilisationnelles internes les plus profondes, tout en s’ouvrant sans complexe aux logiques intellectuelles les plus modernes et les plus performantes du monde qui les entourait – notamment dans les domaines de la science et de la technologie – et qui, dès lors, ont finalement été porteuses d’évolutions positives évidentes.
Et, ipso facto, elles sont certainement appelées à dominer le siècle actuel déjà qualifié d’asiatique et qui, dans une certaine symbolique historique, succéderait à un XX° siècle américain ; lui-même ayant été précédé par un XIX° siècle européen. Or ce siècle qui commence, loin d’être banal, est tout à fait particulier et ce, d’un double point de vue : d’abord, de manière générale, en raison de l’ensemble des conséquences directes et indirectes de la grave crise climatique déjà engagée et qui, de fait, inaugurent une phase historique tout à fait inédite, puisque source de tensions tant à l’intérieur des Etats qu’entre eux dans de nombreux domaines et porteuse pour toute l’humanité de graves risques et menaces en mesure, à terme, d’une manière ou d’une autre, de peut-être compromettre son existence même. Ensuite, de manière plus particulière, du fait que s’il est une région au monde plus particulièrement concernée par les risques et menaces évoquées c’est bien le Monde Arabe dont les caractéristiques particulières de son espace géographique et, surtout, les conséquences qui en découlent, ainsi que le faible niveau de ses performances – notamment éducatives, scientifiques, technologiques et économiques, particulièrement inquiétantes – et tels que venant se surajouter à des contextes politiques et sécuritaires instables, y compris à sa périphérie immédiate – particulièrement dans le vaste espace sahélo-saharien – qu’il convient de toujours prendre en considération, conduisent nécessairement à y déceler de nombreuses et graves vulnérabilités.
Et, pourtant, contre toutes ces évidences ne pouvant que justifier de nouvelles visions porteuses de changements – et nécessairement adaptées aux contraintes tant endogènes qu’exogènes qui se profilent – de nombreux acteurs sociaux significatifs de la région continuent de défendre, soit d’une part, des thèses inscrites dans des démarches aux ancrages séculaires et fondamentalement idéologiques, correspondant à la lecture du patrimoine islamique, ici, qualifiée de statique et essentialiste. Et, ce faisant, ils vont jusqu’à transformer, dans un saisissant tour de passe-passe intellectuel, la célèbre formule du grand roman historique – « Le Guépard » – de l’écrivain italien Giuseppe Tomasi de Lampedusa (1896-1957) – à propos, en quelque sorte, de « la nécessité de tout changer pour que rien ne change » et, dans la problématique du roman, exprimant la nature des enjeux en mesure de sauver l’élite aristocratique en voie de déclin et dont le statut social dominant est menacé par la bourgeoisie ascendante – et qui, chez eux, entièrement reformulée donc, en conséquence, devient : « Pour que tout change, il faut que tout redevienne tel que c’était il y a des siècles. »
Soit, d’autre part, des thèses – émanant plutôt des pouvoirs aujourd’hui en place – visant à préserver les politiques actuellement menées – ainsi que, surtout, leurs positions dominantes – et qui, de leur point de vue, peuvent encore se poursuivre comme « avant » – soit, en poursuivant le « business as usual », selon la formule consacrée en langue anglaise. Et ce, car ils demeurent convaincus que les actuelles institutions qui, dans beaucoup de pays et de domaines essentiels caractérisent le Monde Arabe – en fait, souvent, autant de « châteaux de cartes » – malgré tout, seront en mesure de résister aux diverses « vagues de turbulences » qui s’annoncent. Dès lors, de leur point de vue, la formule déjà évoqué du « Guépard » et appelant au changement est encore une fois reformulée, mais comme suit : « Pour que tout change, rien ne doit changer ».
En fait, approches toutes deux particulièrement dangereuses car directement porteuses des futures incapacités manifestes de la région à faire sérieusement face aux crises actuelles, ainsi que celles, encore plus graves à venir et qui ne font que rappeler la nécessité de revenir à la formule originelle du roman cité : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change » ; et dans laquelle, comme déjà rappelé, ce qui est en jeu est bien la survie même de l’acteur confronté aux défis du changement. Et, en l’occurrence – non plus dans la fiction romanesque, mais dans les dures réalités de ce monde – ce sont bien les sociétés arabes qui sont directement interpellées et qui font face à de véritables menaces existentielles. Alors que toutes les analyses objectives de l’état de leurs réelles capacités d’insertion positive dans les échanges mondiaux – identifiant régulièrement de nombreux signaux négatifs, au début, relativement faibles et difficiles à percevoir, mais évoluant toujours systématiquement vers plus d’acuité – ne cessent régulièrement d’annoncer de nombreuses crises comme de plus en plus probables.
D’autant que, dans cette nouvelle problématique mondiale, particulièrement tendue et qui, entre autres, en raison des conséquences prévisibles du réchauffement climatique – pouvant parfaitement, à tout moment, échapper à tout contrôle – risque de le devenir de plus en plus, il est clair que, fondamentalement, les pays de la région vont avant tout devoir compter sur leurs propres forces pour gérer les évolutions de leurs sociétés et formuler leurs projets d’avenir. Et qui, d’une manière ou d’une autre, vont nécessairement devoir s’articuler autour de la prise en charge des lourdes contraintes qui les caractérisent et qui – en dehors de quelques pays en nombre très limité, représentant des exceptions notables, car disposant tout à la fois de ressources financières d’origine rentière d’un niveau élevé et d’une population en nombre limité ; soit les six pays du Conseil de Coopération du Golfe ou cinq si on en retire l’Arabie Saoudite, étant donné l’importance de sa population – de plus en plus directement n’auront réellement de sens que par la prise en charge – trop longtemps différée – de contraintes objectives de plus en plus lourdes. Dans cette perspective et dans la mesure où, de toute évidence, la prise en charge de ces contraintes, ne relevant plus de la simple gestion courante, demande de toute évidence, des solutions nouvelles à la hauteur des défis rencontrés – de fait, carrément existentiels – de nouvelles et audacieuses visions s’imposent.
De ce point de vue, dans un premier temps, il convient d’abord, très lucidement, de faire un constat d’échec quant aux politiques de développement économique et social qui ont été menées et qui, de manière indiscutable, n’ont été adaptées, ni aux besoins exprimés par les sociétés elles-mêmes ainsi que l’illustrent de manière claire les niveaux extrêmement élevés de chômage – en général et, surtout, relatif aux jeunes, y compris diplômés – tels qu’aisément identifiables depuis de très longues années comme parmi les plus élevés au monde et carrément devenus de nature structurelle ; ni aux multiples exigences dictées par les évolutions de l’économie mondiale, notamment telles que structurées par, à la fois, les successives et rapides mutations technologiques régulièrement intervenues et les logiques impérieuses de compétitivité déterminant les conditions réelles des échanges internationaux de biens et de services ; étant bien évidemment entendu que les deux types de carence qui viennent d’être exposés sont très étroitement liés l’un à l’autre. Avant, dans un second temps, d’envisager des pistes en mesure d’offrir des solutions et qui, de manière toujours aussi lucide, ne peuvent que conduire à la nécessaire rupture avec celles ayant conduit aux échecs dont le constat est aujourd’hui, une fois de plus – souvent, dans des conditions dramatiques – opéré.
Dans cette perspective, tout se passe comme si, aujourd’hui, soit deux siècles après, l’Histoire était en train de se répéter et qu’en dernière analyse, elle nous ramenait aux principales interrogations fondatrices de la « Nahda » au début du XIX° siècle et qui, pour l’essentiel, s’articulaient autour d’une problématique en termes de retard pris par les Arabes et/ou les Musulmans vis-à-vis de l’Occident dominateur. Les réponses alors formulées étant souvent inscrites dans une démarche – très peu convaincante et de nature purement idéologique – mettant l’accent sur le fait que les Arabes et/ou les Musulmans se trouvaient dans une telle situation de retard parce qu’en substance ils s’étaient écartés des principes de l’Islam et qu’en conséquence il leur suffisait de retrouver la voie salutaire de l’Islam pour résoudre leurs problèmes. Réponses qui vont se renforcer encore plus au début du XX° siècle, sous les influences convergentes, tout à la fois, d’un intellectuel tel que Mohamed Rashid Reda (1865-1935), du mouvement « wahabite », en tant qu’idéologie politique appelée à devenir officielle au sein de l’Etat d’Arabie Saoudite, alors encore en cours de formation (avant sa création officielle en 1932) et du mouvement naissant des « Frères Musulmans » (fondé en Egypte en 1928). Ensembles de processus qui vont finalement aboutir à la mise en place des logiques et des instruments qui ont directement contribué à assurer à la lecture du patrimoine islamique, ici qualifiée de statique et essentialiste, une telle puissance – notamment, grâce aux immenses ressources financières dont va de plus en plus disposer l’Arabie Saoudite et qu’elle ne cessera de mobiliser pour en assurer la plus large diffusion – qu’elle va rapidement s’imposer dans les Mondes Arabe et Musulman. Ceci dit, il convient de relever que, par une de ces nombreuses ruses dont seule l’Histoire a souvent le secret, aujourd’hui, l’Arabie Saoudite – elle-même, confrontée à de très sérieux problèmes économiques et même à de nombreuses impasses qui se dessinent – est en train d’engager un certain nombre de réformes – formellement inscrites dans le cadre global et volontariste d’une politique officielle, dite « Vision 2030 ». Et par lesquelles elle tente de se dégager des pièges dans lesquelles, longtemps, elle s’est elle-même enferrée – un peu comme dans l’histoire de l’apprenti-sorcier dépassé par les forces qu’il a libérées et ne peut plus maîtriser quand elles se retournent contre lui – et semblant plutôt aller dans le sens de l’autre lecture, ici, évoquée : dynamique et contextualiste et qu’elle avait pourtant longtemps combattue, avec acharnement, à la fois, chez elle et dans le Monde Musulman. A cet égard dans un long entretien récemment accordé (27 avril 2021) à une chaîne de télévision saoudienne, il est très significatif que le Prince héritier, Mohammed bin Salman ait pu, entre autres, déclarer : « Si le cheikh Mohammed bin Abdulwahab (Note : fondateur au XVIII° siècle de ce qui deviendra la doctrine wahabite et qui fonctionnera comme idéologie officielle du Royaume) revenait parmi nous aujourd’hui et nous trouvait aveuglément attachés à ses textes, détournant nos esprits des interprétations et de la jurisprudence tout en le déifiant et le sanctifiant, il serait le premier à être en désaccord avec un tel comportement. Il n’y a pas d’école de pensée définitive et il n’y a pas de personne infaillible. Nous devons nous engager dans une interprétation permanente du texte coranique et de la sunna du Prophète – que la bénédiction et la paix soient sur lui – et toutes les fatwas doivent tenir compte du moment, du lieu et de l’état d’esprit au sein desquels elles sont émises. » Surprenantes déclarations – accompagnées d’autres, allant dans le même sens, et notamment relatives à l’extrême prudence avec laquelle doivent toujours être utilisés les « hadiths » et dont l’authenticité doit toujours être dûment prouvée – et qui ne font que confirmer une évolution entamée en Arabie Saoudite depuis quelques années déjà. Et c’est ainsi, entre autres exemples, que les textes – procédant donc de lectures strictement humaines du patrimoine islamique – qui interdisaient aux femmes de conduire une voiture sont remplacés par d’autres dispositions qui les y autorisent ; ou bien – démarche particulièrement significative – que les conditions d’accès des femmes au travail sont réformées pour aller dans le sens d’une plus large et meilleure intégration professionnelle ; tout comme – domaine absolument essentiel et véritable signe des temps – il est même envisagé d’introduire dans le système éducatif, selon des modalités encore à préciser, l’enseignement de la philosophie. Mais, selon la formule consacrée, face à l’ampleur, à la fois, des déficits longtemps accumulés et, surtout, des défis à venir – et que, dans ce même récent entretien, le Prince héritier présente comme immenses – ne sommes-nous pas en présence du scénario classique du type « trop peu, trop tard » ? Un avenir relativement proche devrait nous fournir quelques éléments de réponse.
En tout état de cause, revenons aux grandes interrogations de la « Nahda » et qui, sur la base des expériences passées et, surtout, des nombreux constats d’échec actuels, en tant que telles, pour l’essentiel, aujourd’hui encore, demeurent valides. Mais, à l’immense différence près que, pour tenir compte des importantes évolutions historiques intervenues depuis cette époque dans les grands équilibres mondiaux, la question existentielle, alors posée – en substance « pourquoi sommes-nous en retard sur l’Occident ? » – et autour de laquelle se sont articulées les principales réflexions formulées doit, aujourd’hui, soit deux siècles après, être ainsi reformulée : « pourquoi, aujourd’hui, tout à la fois, et l’Occident et l’Asie – qui, en ce qui la concerne, au XIX° siècle, rencontrait pourtant les mêmes problèmes que nous – sont de plus en plus nettement en avance sur nous ? ».
En réalité, aujourd’hui le Monde Arabe est clairement analysable comme inscrit dans une spirale de crise qui, en l’occurrence, pour être encore plus précis, pourrait être qualifiée de descendante ou de négative – et telle que correspondant à la notion de « downward spiral », en anglais – dont il n’arrive pas à sortir et dont la conséquence la plus directe est un processus de déclin qui apparaît comme déjà nettement engagé. En ce qui concerne la notion même de déclin, sans être en mesure ici d’entrer dans de longues digressions, nécessitant parfois un passage obligé par les terres souvent arides de la philosophie de l’histoire, afin de l’identifier, je retiendrai, pour l’essentiel, deux ensembles d’indicateurs se complétant nécessairement et allant dans le sens de la détérioration, d’une part, de la position qu’occupe un système donné – en l’occurrence, le Monde Arabe – par rapport à celles qui avaient été les siennes dans son propre itinéraire, tout au long de son histoire ; et, d’autre part, de la position relative qu’il occupe aujourd’hui déjà – ou semble être en mesure d’occuper à l’avenir – par rapport à d’autres systèmes avec lesquels il a été ou est toujours en relation ou en compétition ; soit, le reste du monde et tel qu’aujourd’hui inscrit dans les incontournables logiques de la mondialisation en cours.
De ce point de vue, les « printemps arabes » – en tant que fondamentalement caractérisables comme des mouvements sociaux endogènes – ne peuvent, bien sûr, être considérés que comme autant de réactions populaires absolument légitimes, directement générées par la perception croissante que les peuples ont – notamment les segments populaires de la jeunesse constituant un « précariat » de plus en plus important, désillusionné et révolté – d’avoir été conduits dans des impasses ne leur réservant aucun avenir digne de leurs aspirations et ce, par des élites politiques non seulement autoritaires, mais également et surtout incompétentes, inefficaces et corrompues. Et, de fait, impasses bien réelles qui, comme le confirme l’examen de toutes les données à notre disposition, progressivement, ont effectivement fini par créer les conditions de ce que j’appellerai « une nouvelle phase de déclin » du Monde Arabe, en tant qu’étape historique contemporaine. Nouvelle dans la mesure où la région a déjà connu une longue phase de déclin, correspondant, pour simplifier, à la période allant de 1258 (sac de Bagdad par les Mongols et disparition de fait du califat abbasside) à 1798 (année déjà mentionnée et marquée par l’arrivée des troupes françaises en Egypte). Et qui a été fondamentalement caractérisée par un long et continu processus, à la fois, de désinvestissement et de non-investissement – notamment intellectuel, scientifique et technologique – et sur les conséquences négatives duquel on n’insistera jamais assez ; et ce, alors qu’au même moment, précisément, l’Europe était en train de prendre l’envol qui la conduira à dominer le reste du monde ; dont le Monde Arabe, bien sûr.
Nouvelle phase historique – et clairement de déclin donc – à l’échelle de la région et dont il est encore difficile de dater le déclenchement des processus qui l’ont réellement inaugurée, mais que, pour ma part, je situerai sensiblement au tournant des décennies 1990/2000, en tant que nouvelle phase historique à l’échelle du monde, fondamentalement caractérisable par une nette accélération des processus de mondialisation – notamment marquée par l’affirmation de nouvelles et puissantes dynamiques économiques asiatiques dont celles de la Chine, en tête, qui devient membre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) en 2001 – et qui a donc représenté, en termes de fonctionnement des conditions de la compétition économique internationale, de nouvelles sources de pression – de plus en plus fortes et aiguës – sur toutes les sociétés ; et donc, arabes aussi. Ensembles de logiques liées aux difficiles conditions d’insertion du Monde Arabe dans le fonctionnement de l’économie mondiale – de plus en plus dégradées et avec de moins en moins de perspectives réellement positives – et qui elles aussi, nécessairement, vont directement contribuer à l’explication des évolutions de la région.
En effet, avant tout, les économies de la région sont nettement caractérisées et depuis longtemps par l’extrême faiblesse de la production de biens et de services internationalement réellement compétitifs qui est bien illustrée par la structure des exportations de la région largement dominée – en dehors de quelques très rares exceptions bien identifiables et très peu significatives – par des matières premières et des produits faiblement transformés (les hydrocarbures et autres matières premières représentant en valeur un peu plus que les 2/3 du montant des exportations). Situation très révélatrice des nombreuses et graves insuffisances hypothéquant directement tout à la fois les réels niveaux de complexité et de compétitivité internationale des économies de la région, le plus souvent tirées par des logiques de dépense publique totalement volontaristes, mais de moins en moins efficaces et profitant pour beaucoup à des réseaux de prédation. Et qui, en conséquence, ne semblent pas en mesure de s’inscrire de manière positive – en tant qu’acteurs réellement dynamiques, de par des capacités significatives de production de biens (hors matières premières), services et connaissances – dans les logiques appelées à (re)structurer les échanges économiques mondiaux. Et qui, selon toute probabilité, devraient, d’une part, s’articuler autour de trois grands pôles mondiaux dominants : – asiatique, autour de la Chine, du Japon, de la Corée du Sud, ainsi que de l’Inde et des pays de l’ASEAN ; – européen, autour de l’Union Européenne ; – américain, autour des Etats-Unis et de leurs deux autres partenaires (Canada et Mexique) au sein de l’ALENA – devenu ACEUM, depuis juillet 2020. Et qui, en 2050, devraient concentrer sensiblement 90% du PIB mondial, dont près de 50% pour le pôle asiatique (contre 17% en 1950), 19% pour le pôle européen (contre 41% en 1950) et 21% pour le pôle américain (contre 33% en 1950). Et, d’autre part, être fondamentalement caractérisés par l’importance croissante, appelée à devenir absolument incontournable et, plus que jamais déterminante, des enjeux scientifiques et technologiques dans toutes les activités humaines – économie certes, mais également, société, éducation, santé, défense, informatique, bases de données, loisirs, etc. – en raison du rythme de plus en plus rapide des progrès réalisés dans tous les domaines scientifiques et technologiques et qui, par leurs dynamiques, en permanence, ne cessent de les (re)configurer. A telle enseigne que, récemment, le néologisme – né dans le champ de la langue anglaise et passé dans bien d’autres – de « techceleration » (au sens d’accélération croissante des progrès de la technologie) a été forgé pour pouvoir en rendre compte. Or, dans une telle compétition, il est clair que, sur la base des très lourds déficits qui, de manière nettement structurelle et depuis bien longtemps, le caractérisent (performances des systèmes éducatifs à tous les niveaux et état de la recherche scientifique et technologique, notamment) le Monde Arabe, ne dispose que de très peu d’atouts.
Et c’est donc, nécessairement aussi dans ces multiples contextes (économiques, scientifiques et technologiques, ainsi qu’arabe, islamique et global) qu’il convient avant tout de réinscrire « l’affaire Saïd Djabelkhir » qui ici, plus précisément, nous préoccupe. Et qui, en premier lieu, en rappelle bien d’autres, liées à la répression institutionnelle qui a frappé d’autres intellectuels arabes et qui, eux aussi, s’étaient distingués par une réflexion critique sur le patrimoine islamique, en refusant d’être strictement enfermés dans les seules limites d’une orthodoxie, le plus souvent auto-proclamée, et officiellement et abusivement consacrée comme telle. A l’instar, notamment, de Mahmoud Mohammed Taha (1909-1985), Soudanais, qui sera condamné à mort, puis exécuté au Soudan à l’âge de soixante-seize ans par le régime de Jaafar Noumeiry ; d’ailleurs à propos du Soudan, il est significatif que les nouveaux dirigeants en place depuis avril 2019 – après le renversement par un puissant mouvement populaire du régime de Omar El-Bechir qui avait dirigé le pays, pendant trente ans, notamment avec le soutien de mouvements islamistes et en appliquant la « chari’a » – ont signé avec divers mouvements rebelles une « déclaration de principe » selon laquelle l’Etat est séparé de la religion. Autre cas d’intellectuel qui subira la répression de la « justice » de son pays, Nasr Hamid Abu Zayd (1943-2010), Egyptien, dont – pour comble de délire répressif et même de persécution – le mariage sera purement et simplement annulé en 1995 pour « apostasie » ; et qui sera contraint à l’exil aux Pays-Bas, où il mourra.
Heureusement, en sens inverse, il convient de mentionner de très nombreux autres intellectuels – dont de plus en plus de femmes – soit poursuivant leurs activités et leurs combats dans les pays arabes mêmes où ils sont nés, soit exilés notamment en Europe et en Amérique du Nord et qui, aujourd’hui, à l’échelle mondiale, forment une importante communauté intellectuelle aussi active qu’éminente. Et contribuant directement, par la qualité de ses travaux, à revivifier et légitimer dans les approches contemporaines du patrimoine islamique les logiques fondatrices de la lecture dynamique et contextualiste, ici évoquée, et de leur point de vue présentée comme seule perspective possible de sortie de crise pour tous les peuples arabes et musulmans.
Et dont, souvent, nécessairement, d’une manière ou d’une autre, les réflexions s’inspirent des travaux du plus grand des philosophes arabes et musulmans, « l’immense » Ibn Rochd (1126-1198) – dont le nom fut latinisé en Averroès par les Européens et qui surent intelligemment lire et utiliser son œuvre. Et qui, dans l’un de ses principaux ouvrages – « Le livre du discours décisif où est établi le lien entre la Révélation et la philosophie » (« Kitab fasl el maqal oua taqrir ma bein echari’a oua el hikma min elittissal ») et qui, en fait, constitue une « fetwa » émise par lui, en tant qu’éminent juge qu’il fut, en réponse à la question de savoir si l’étude de la philosophie et des sciences de la logique est permise par la Loi révélée ou non ; et à laquelle il répond clairement de manière positive. Et, de manière tout à fait claire, vers la fin de sa longue démonstration, il va même jusqu’à affirmer, dans une belle formule, que « la philosophie est la compagne de la Révélation et sa sœur de lait » (en arabe : « A’ani inna elhikma hya sahibatou echari’a oua el oukht erradhi’a »). A la fin de sa vie il eut à souffrir de de la haine persistante des tenants de l’orthodoxie de son époque et qui, entre autres, pour reprendre leurs propres termes, tels que rapportés par les chroniqueurs de l’époque, lui reprochèrent fondamentalement le fait que, dans ses thèses, « il s’écartait des normes de la « chari’a » (loi religieuse) et donnait la préférence à l’arbitrage de la « tabi’a » (nature) ». Ce qui, finalement, lui vaudra un procès tenu dans la grande mosquée de Cordoue et à l’issue duquel, s’il eut, heureusement, la chance d’échapper à la peine de mort, il fut condamné à l’exil et ses livres furent brûlés. Il mourra en exil à Marrakech en 1198, après avoir été marginalisé, humilié et chassé de toute fonction officielle, par les gardiens des dogmes statiques et essentialistes qui, déjà, voulaient faire régner leur ordre. Après sa mort, son œuvre – qui sera totalement marginalisée, de fait, refoulée, dans les Mondes Arabe et Musulman – va être enseignée dans l’Europe médiévale pendant au moins trois siècles – notamment, en Italie – et prit une telle importance qu’il est fait référence au courant philosophique qu’en fait elle généra en évoquant un « averroïsme latin. » C’est dire combien elle contribua directement à la formation de l’ensemble des processus intellectuels sur la base desquels la Renaissance européenne va progressivement éclore. D’ailleurs, entre autres, deux des plus grands génies de cette Renaissance lui rendirent hommage dans leur œuvre : l’écrivain Dante (1265-1321) qui l’évoqua dans le monument littéraire que fut sa Divine Comédie en parlant d’Averroès qui « fit le grand commentaire » en référence, bien sûr, à celui de l’œuvre d’Aristote et qui, dans sa problématique de l’Enfer – articulée autour de neuf cercles – le présentera comme étant dans les « Limbes » – soit « le premier cercle », le moins rigoureux de tous – accueillant les personnes qui, sans avoir eu la foi chrétienne, n’ont pas commis de pêché, à l’instar de tous les grands esprits de l’Antiquité qui y sont également. Et le peintre Raphaël (1483-1520) qui le peignit dans sa fresque la plus célèbre – « l’Ecole d’Athènes », considérée comme l’une des œuvres majeures de la Cité du Vatican – et dans laquelle, il le fait apparaître, assis avec un turban, se penchant sur l’épaule du mathématicien Pythagore, au milieu des plus grands esprits – essentiellement des philosophes grecs entourant, bien sûr, les figures tutélaires de Platon et d’ Aristote, placées au centre de l’œuvre – ayant fondé les traditions intellectuelles de la modernité européenne, alors, encore en gestation.
Or, sensiblement à la même époque – de la Renaissance européenne, donc – la civilisation arabe allait entrer dans la première phase de long déclin, déjà évoquée, et qui procède de logiques complexes et combinées qui ne sauraient être réduites au seul événement retenant trop souvent toute l’attention – et certes, constituant un choc absolument décisif – que fut le sac de Bagdad par les Mongols en 1258. Et dans lesquelles, de toute évidence, la marginalisation de la pensée d’Ibn Rochd ainsi que – de manière plus générale – de toute pensée rationnelle critique allait également jouer un rôle déterminant.
D’ailleurs, l’autre « immense » penseur arabe qui, au départ, faisant formellement œuvre d’historien, deviendra, de fait, à bien des égards, un authentique précurseur de la sociologie, en l’occurrence Ibn Khaldoun (1332-1406) ne s’y est pas trompé et, pour s’en convaincre, il suffit de lire ce qu’avec sa préscience habituelle, il esquissait comme perspectives, pour son « terrain de travail », le Maghreb et l’Andalousie. Notamment dans les quelques lignes particulièrement denses – et rendant compte d’une ambiance crépusculaire – qui suivent et sur lesquelles, plus que jamais, alors que tout indique qu’aujourd’hui nous sommes toujours soumis à l’étroite surveillance des tenants de la lecture humaine du patrimoine islamique, ici qualifiée comme étant statique et essentialiste, nous devrions très sérieusement méditer : « Lorsque le vent de la civilisation eut cessé de souffler sur le Maghreb et l’Andalus et que le déclin de la civilisation entraîna celui des sciences, les sciences rationnelles disparurent, à l’exception de quelques vestiges qu’on peut rencontrer encore chez un petit nombre de personnes isolées, soumises à la surveillance des autorités de la Sunna. » (Note : Le Livre des Exemples, Tome I : Autobiographie, Muqaddima, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard, Paris, 2002 ; texte traduit, présenté et annoté par Abdesselam Cheddadi ; page 946)
En tout état de cause, aujourd’hui, il convient d’être bien conscient que, si le Monde Arabe continue sur la trajectoire actuellement empruntée, correspondant, de fait, à celle d’un processus de déclin engagé – dont l’irréversibilité, sur la base des données actuelles est une hypothèse envisageable – en raison d’une incapacité manifeste à générer une production significative de biens (hors matières premières), services et connaissances internationalement compétitive – dans un scénario de poursuite des évolutions actuelles – il est clair que le sombre tableau esquissé par Ibn Khaldoun, il y a quelques siècles, risquera de s’appliquer à toute la région. Avec les terribles conséquences, de toutes natures, que l’on peut imaginer et que je résumerai en évoquant les risques, à terme, suite à divers processus de délitement de l’Etat, de voir émerger des logiques allant dans le sens de diverses formules de « somalisation rampante », évoluant à un rythme plus ou moins rapide, selon les spécificités des différents contextes nationaux.
C’est dire combien – et c’est le sens de ce texte à la tonalité plutôt pessimiste, volontairement assumée, s’agissant d’un cri d’alarme – de toute urgence, d’une manière ou d’une autre, la trajectoire suicidaire actuelle du Monde Arabe doit absolument être corrigée. Et, dans cette perspective, il convient surtout de ne pas faire fausse route en imaginant encore que – « comme d’habitude » – il suffira d’injecter quelques milliards de dollars – souvent d’origine rentière, d’ailleurs – de plus dans un système économique notoirement inefficient et, depuis longtemps, maintenu en vie grâce à la perfusion permanente des ressources du Trésor public ou de modifier telle ou telle disposition d’une législation relative aux investissements directs étrangers ou bien d’injecter du béton pour construire une énième université ou bien encore de continuer à formellement proclamer son attachement à un processus donné d’intégration économique régionale auquel, manifestement, on ne croit pas, puisque, dans les faits, l’option pour les éternels « bricolages nationaux », sans perspective aucune, demeure clairement privilégiée.
Ceci dit, surtout dans un contexte mondial, plus que jamais, dominé par un ensemble complexe d’enjeux critiques directement liés à la maîtrise sociale – et non pas seulement individuelle – de la science et de la technologie, il faut être conscient qu’il n’y a pas de projet de développement crédible qui ne soit, en même temps, conçu et conduit de pair avec un projet de modernité tout aussi crédible ; et l’inverse étant, bien sûr, tout aussi vrai car l’un est absolument inséparable de l’autre. Dès lors, étant entendu que, de toute évidence, tous les efforts d’une société ne peuvent raisonnablement pas être indéfiniment tendus vers la seule reproduction d’un passé – le plus souvent, mythifié – les deux dimensions mentionnées – développement et modernité – doivent impérativement constituer les deux facettes d’un seul et même projet national cohérent. Supposant des processus d’accumulation tout autant matérielle et économique que symbolique et intellectuelle et qui, tout en étant pleinement complémentaires, ont nécessairement vocation, tout à la fois, à résoudre en priorité les problèmes de leur époque avec les moyens les plus avancés de leur époque et à doter le pays de tous les instruments institutionnels et intellectuels lui permettant, en permanence, de penser, en priorité, son avenir à divers horizons et, toujours, en fonction de contextes mondiaux, aussi impératifs et incontournables qu’en perpétuelle transformation.
Dans cette perspective – désormais, seule possible pour tout projet national cohérent dans les conditions du monde où nous vivons – il doit être bien clair, d’une part, que les deux grands types de lecture humaine du patrimoine islamique, tels qu’ici brièvement définis – statique et essentialiste vs dynamique et contextualiste – sont absolument au cœur de tous les nombreux enjeux critiques du couple développement-modernité évoqué et, d’autre part, que c’est bien le second type de lecture – dynamique et contextualiste – qui va dans le sens souhaitable de correction de l’inquiétante trajectoire de déclin, déjà engagée dans le Monde Arabe. Et c’est dire aussi combien l’inquiétant procès dont est victime un intellectuel qui a « simplement » fait usage de sa raison pour aborder le patrimoine islamique qui est son domaine d’études va exactement en sens inverse. D’ailleurs à ce propos je me permettrai de citer quelques lignes que j’ai écrites, il y a pratiquement quarante ans, dans ce que j’ai l’habitude d’appeler l’une de mes « vies antérieures » :
« Aucune société ne peut vivre sans avoir, ne serait-ce que dans un « recoin » de la conscience collective, des éléments d’une conscience de sa propre pratique. En ce sens qu’elle suppose une distinction entre les agents assumant la pratique elle-même, dans la perspective, double, d’une réintériorisation critique supposant la production de valeurs sociales nouvelles et d’une anticipation porteuse de la dynamique culturelle avec ce qu’elle comporte d’autonomie. Sans cette double fonction allant dans le sens de la conscience critique, une société ne peut que se figer et à terme, dans les faits, mourir ou presque, en menant une existence végétative, car se privant de l’arme puissante de la critique et de l’auto-critique. Nous devons, dans cette perspective, être d’autant plus vigilants que nous sommes les héritiers d’une civilisation qui a connu des périodes fastes mais aussi une décadence dont bien des aspects s’expliquent, entres autres, par une attitude dogmatique à l’égard de toute réflexion critique. » (Note : la dernière phrase est surlignée par moi dans la présente contribution. Ceci dit, il s’agit d’un très court extrait d’un texte intitulé « Science, culture et société en Algérie », diffusée en une série de six articles par l’agence nationale d’information « Algérie Presse Service » en février 1982. Ce texte a ensuite été repris dans un ouvrage, réunissant beaucoup de mes publications de la période et intitulé : « Essais d’analyse sociologique, Tome I, Culture et développement », Office des Publications Universitaires – Entreprise Nationale du Livre, Alger, 1985 ; les quelques lignes ici citées se trouvent à la page 101 de l’ouvrage en question. Par ailleurs, d’autres textes, plus centrés sur des thématiques économiques, avaient également été publiés à la même période dans l’ouvrage suivant : Essais d’analyse sociologique, Tome II, Emploi, industrialisation et développement, Office des Publications Universitaires – Entreprise Nationale du Livre, Alger, 1985)
Et pour conclure ce texte, au cours duquel auront été évoquées les graves menaces – de fait, clairement existentielles – pesant sur le Monde Arabe, je ne peux m’empêcher de penser à un poème d’un des plus grands poètes arabes du XX° siècle, le Syrien, Nizzar Qabbani (1923-1998) et qui, dans le quotidien « Al Hayat » du 28 octobre 1994 publia un poème – constituant une critique particulièrement acerbe du Monde Arabe – et que, de manière provocatrice, il intitula : « Mata you’linoun ouafete el ‘arab ? » ; soit : « Quand annonceront-ils la mort des Arabes ? » Et dans lequel, notamment, il écrit « qu’il a rêvé et d’un peuple de jasmin et d’un parlement de jasmin… » Que n’aurait-il écrit – lui le Syrien, enterré à Damas – s’il avait eu à vivre les terribles épreuves que son pays, aujourd’hui déchiré et en ruines, a traversées et dont il n’est toujours pas sorti ? Et ce, alors même, qu’aujourd’hui encore le triste état dans lequel se trouve l’ensemble du Monde Arabe incite à penser que toutes les interrogations politiques – et souvent particulièrement amères – de Nizar Qabbani et qui n’ont cessé de parcourir son œuvre sont toujours d’actualité…
Chargé de Cours à l’Institut de Sociologie de l’Université d’Alger ; ancien Chef de Département à la Présidence de la République et à l’Institut National des Etudes de Stratégie Globale (INESG) ; ancien Chef de Division du Développement Social à la Banque Africaine de Développement (BAD) et Représentant Résident de la Banque à Madagascar