« Une valse » de Lynda Chouiten : la voix des marges féminines
Lynda Chouiten est une écrivaine algérienne de la nouvelle génération. Titulaire d’un doctorat en littérature de l’Université Nationale d’Irlande à Galway, elle est enseignante-chercheuse à l’Université de Boumerdes. Elle a déjà publié un ouvrage sur les œuvres d’Isabelle Eberhardt, et coordonné un ouvrage collectif sur l’autorité. Sa première fiction Le roman des Pôv’Cheveux, publié en 2017 aux éditions Kalimat, a été finaliste des prix littéraires Mohammed Dib et l’Escale d’Alger. Une valse, sorti en 2019 aux éditions Casbah, a remporté le Grand Prix Assia Djebar.
L’auteure, à la sensibilité à fleur de peau, ne manque pas de s’interroger sur cette assignation de la femme à une forme de résidence surveillée permanente, sous la vigilance du père, du frère, du mari ou même, parfois, des voisins, voire des agents immobiliers. Une femme n-a-t-elle pas le droit de vivre toute seule ? Une femme qui vit seule est-elle une péripatéticienne ?
De prime abord, Une valse trace en trois parties, El Moudja, Tizi N’tlelli et Vienne, le parcours du personnage Chahira, une couturière psychotique à la quarantaine en lutte permanente contre un quotidien ponctué de tourmentes et d’angoisses dans lequel sa société misogyne ne cesse d’essayer de l’enfermer.
Perçue comme une femme dissolue par son entourage, ses relations ne dépassent pas ses besoins de mercerie qui s’assouvissent chez Amar. « Heureusement il y avait Ammi Amar l’Esthète et sa belle Libellule, » écrit Lynda Chouiten. Chahira décide de quitter sa ville El Moudja pour aller s’installer à Tizi N’tlelli (le col de la liberté), nom révélateur de sa quête de la liberté. Mais même dans cette ville présumée ouverte, étant une femme qui veut vivre seule, elle se confronte au regard hostile des autres envers elle. Sa solitude, suspecte, déconcerte l’agent immobilier qui ne cesse pas de lui demander : « Et pourquoi voulez-vous donc vous installer seule ? » « Seule, vraiment seule ? » insiste ce dernier comme si la solitude de Chahira était assimilable à un crime. L’auteure, à la sensibilité à fleur de peau, ne manque pas de s’interroger sur cette assignation de la femme à une forme de résidence surveillée permanente, sous la vigilance du père, du frère, du mari ou même, parfois, des voisins, voire des agents immobiliers. Une femme n-a-t-elle pas le droit de vivre toute seule ? Une femme qui vit seule est-elle une péripatéticienne ?
Dessinant sa trajectoire à l’ombre de ses prédécesseurs, à l’instar de Fadhma Ait Mansour Amrouche, Assia Djebar, Yamina Mechakra, elle déploie un talent d’écriture si original qu’il n’est pas faux de dire, en reprenant l’immense Kateb Yacine, qu’elle « vaut son pesant de poudre. » Pour elle, les matériaux de la création littéraires ne doivent pas être que les échecs et les embûches endurés, mais aussi les défis relevés et les exploits réalisés, surtout pour les femmes.
L’incompréhension, le mal-être, le rejet qu’elle éprouve sans cesse poussent Chahira à se créer des fantômes qui lui servent de cahute psychologique où règnent la paix, l’entendement et les coquecigrues. Ces spectres, lui procurant un équilibre psychique, l’ôtent à sa solitude et lui assurent qu’elle « ne manque pas de compagnie masculine ! » En décalage par rapport à sa société, elle est souvent entassée dans son exercice-refuge, la couture, un métier qui la conduit à Vienne où elle sera finaliste d’un concours de stylisme.
Pour Lynda Chouiten, Vienne est la ville des rêves, de l’amour et des valses. Elle a eu à le vérifier. En effet, c’est en partant en Autriche, dans un cadre scientifique, que l’idée du roman Une valse vient troubler son imaginaire. Le fertiliser. Dessinant sa trajectoire à l’ombre de ses prédécesseurs, à l’instar de Fadhma Ait Mansour Amrouche, Assia Djebar, Yamina Mechakra, elle déploie un talent d’écriture si original qu’il n’est pas faux de dire, en reprenant l’immense Kateb Yacine, qu’elle « vaut son pesant de poudre. » Pour elle, les matériaux de la création littéraires ne doivent pas être que les échecs et les embûches endurés, mais aussi les défis relevés et les exploits réalisés, surtout pour les femmes.
Son roman, Une valse est un livre réussi à tous points de vue. Hymne vigoureux à la liberté de la femme, on y décèle aussi une écriture où la révolte est en parfaite symbiose avec la beauté et l’amour, où les apories humines s’entremêlent pour former un chant qui ne peut naître que de la douleur :
« Des amours folâtres :
Les Voilà qui se muent en orgies fracassantes !
Au bord de ma folie, des créatures de rêve
Des démons, des satyres,
Se détestent, puis s’attirent… »
Finalement, Une valse, un mouvement solennel, un changement permanent, battant les épines en silence et peignant l’amour sans nulle réticence, est un texte qui nous invite à revoir nos puzzles concernant la condition de la femme, ce qu’elle subit et ce qu’elle peut faire. Sans perdre de vue la dynamique changeante du texte, son rythme qui laisse voir une vraie valse avec ses silences, ses caresses et ses chuchotements, Lynda Chouiten, en valseuse invétérée des féminités martyrisées et marginalisées, nous livre un roman magistral sur les possibilités que la femme, à partir de la marge à laquelle elle est condamnée, offre au monde. Un roman qui appelle une reconfiguration du monde au féminin. Une valse est un roman à lire et à méditer.
L’Algérie piège ou malédiction?
Même si écrire ou dire semblent être des actes qui sont devenus insensés, je préfère surtout ne pas cautionner cet avortement que subit toute la génération qui vit l’ère de l’indépendance, avec ses paradoxes ostensiblement répartis sur chaque empan de l’aire tyrannique de ce pays. Ces paradoxes ont défini le sens de la liberté arrachée des mains des colons, avec des sacrifices, dont le coût est estimé à un million et demi de victimes, toutes tombées pour que «l’âne mange ce que le bœuf a labouré». Cette doctrine, plutôt ce système, s’est propagé à une allure qui dépasse la fiction. Une gabegie succède à la bonne gestion, où toute l’administration est gangrenée par la corruption.
L’homme valable n’est plus au poste qu’il faut. La médiocrité, soutenue en pleine lumière du jour, ravage les institutions de l’Etat, désormais l’incompétence est admise, le silence voulu, de ceux qui occupent les palais, remet la crédibilité du pouvoir en cause. La gabegie descend dans l’arène pour favoriser les uns et ignorer les autres, nantir les riches et démunir les pauvres. La justice, ce pilier de toute nation, ulcérée par la fraude et les pots-de-vin, a permis aux coupables de se muer en innocents, par l’intention d’instaurer tantôt une jungle, où les lièvres occupent le trône en asservissant les lions au profit de ces loups patriotiques, et tantôt un pays où tout le monde croit en une équité unique qu’on ne rencontre que dans la république platonique.
L’école, par la complicité du pouvoir, forme, jusqu’à ce jour, un troupeau malade, éparpillé puis délaissé sans la moindre sollicitude, où les seules victimes sont nos petits enfants, naturellement innocents, qui affronteront, par le crime des autres, une vie si rance, plus compliquée. Nous assistons, sans révolte, à un système d’enseignement adopté afin d’effacer toute trace «d’algérianité», en altérant notre authenticité par ses tendances tantôt extrémistes qui sèment une pernicieuse léthargie, cachant une constante torture héritée par les ennemis ancestraux de la civilisation, et tantôt occidentales qui nous attribuent toutes les épithètes de la régression. Les programmes enseignés sont paradoxalement une culture qui inflige à nos élèves le rabâchage et l’anachronisme, qui les incitent à penser en s’illusionnant et à marcher en reculant. Ce que reçoit notre enfant à l’école n’est qu’un greffage moribond de sa volonté et tout cela explique le factice amour des enfants vis-à-vis de l’école. L’éducation a pris l’allure d’un cataclysme démontrant l’absence absolue du bon exemple et le vide permanent des principes.
La langue primant dans nos établissements est l’arabe, langue pour laquelle nos enseignants ont un complexe d’incapacité, comme étant une langue moins développée, trop sinueuse, ne considérant ce moyen de communication que comme un passe-temps qui ne favorise point l’épanouissement spirituel. Ce handicap remet l’école en question et l’enfant est pris en otage. Ce secteur constitue encore des corps sans âme, où le message moral s’est converti en une délinquance qu’on côtoie quotidiennement, en condamnant les écoles, ces usines d’esprits, d’être le fief de la dérive et source de la bêtise. L’exemple de probité n’est guère suivi, voire contesté par ceux qui considèrent cette noble fonction comme un gagne-pain, d’où une rupture s’impose entre le guide du comportement et le message de la connaissance. Ce divorce clarifie formellement la faillite préméditée de l’enseignement algérien, et le lâche triomphe des machinations pour inhumer les cervelles créatrices des nôtres.
La pédagogie, ce véhicule qui permet à travers ses théories l’apprentissage et l’éducation, a perdu de son sublime où des enseignants, certifiés par l’Etat se réfèrent aux vulgarités et à l’indécence au giron sacré de la morale. Une perfide lutte s’est manifestée pour la répugnance pour le travail. Des mains activent, des voix chuchotent dans les ténèbres, afin d’épauler épatamment l’infamie et souiller exhaustivement l’honneur. C’est le produit d’une jalousie qui reste la seule maladie ruinant nos meilleurs, une défectuosité qui refuse toute reconnaissance devant l’argumentation de la logique.
Cette pédagogie a marqué longuement son absence, en attribuant à notre école l’aspect d’une geôle, où l’enfant endure les différentes tortures, menaçant ainsi ses capacités intellectuelles, en l’incitant à la dissidence et l’immoralité. Ces méthodes et ses techniques font de l’enseignement un métier élevé au rang majestueux de la prophétie, vu ses caractères affectifs et cette relation animée par un savoir-faire pour gagner la confiance de l’enfant, en lui inculquant l’amour des études ce qui est, certes, une exigeante tâche hissant l’éducateur au firmament du respect et de la noblesse.
Les enseignants qui œuvrent pour le vrai sens de l’instruction sont marginalisés, isolés par les responsables.
Outre le clanisme savamment tissé afin d’éroder les volontés, encourager la paresse et la nonchalance, qui ont pour effet un recul massivement admis et sciemment officialisé, en écrasant les initiatives pour frayer le chemin à l’échec par les destructeurs, qui agissent, à l’instigation des chefs d’établissement, d’un ignoble consentement d’introduire la ségrégation, la division et le laxisme au sein d’un même collectif. La délation et la lâcheté de quelques-uns sont récompensées à travers la fameuse prime de rendement, en défi contre les compétents et l’élite de l’éducation nationale. Les valeurs morales deviennent autre chose. La machine de la matière s’est emparée de tout sentiment signifiant humanité et altruisme, en les convertissant en des vices qui servent de tromperie et de trahison, lorsque les gens se sentent contraints à enrober leur hypocrisie par des compliments de honte, qui illustrent bien leur faiblesse, même s’ils se savent inaptes à évoluer avec de telles conceptions sataniques.
La situation est envenimée par le recours à la violence, où chacun se trouve menacé dans un présent précaire avec la certitude d’assister à un futur délétère hypothéqué par les semeurs de la mort. Un nouveau phénomène d’indolence se voit au sein de notre société.
Des idées surannées du Moyen-age sont encore ancrées dans des esprits hantés par la tendance d’abîmer toute forme de progrès. Une morbide rivalité entre frères est entretenue par un maléfique savoir en matière de duplicité, dont les conséquences ne faisaient que fissurer le tissu de la confiance entre individus d’une même tribu. La clairvoyance des uns dérange l’ânerie des autres. L’intelligence, cette denrée, est torpillée par la nullité et l’inaptitude de ceux nommés directeurs d’école, responsables d’usine, préfets de ville et autres titres que notre Etat a départi aux médiocres, sous l’égide de brevets corrompus.
Une pernicieuse anarchie éclose, d’ailleurs, aux tréfonds de notre société.
Ce qui a engendré un espace propice au foisonnement de toute sorte de dépravation, où l’empiétement réglementairement exercé au profit d’une pègre a altéré l’équilibre traditionnel de notre vie. Une vacuité étrange remplace nos milieux comblés d’antan. Notre culture, rouillée par l’insuffisance et le retard, est mise au rebut devant le progrès monstre des nations qui nous font endosser la responsabilité de tous les malheurs. La jeunesse, cette grande masse, se retrouve internée dans une sorte de psychose en prélude à la démence, par le recours aux soporifiques, à la drogue, voire au suicide, pour fuir l’écœurement outrancier d’un pays nourri de prédispositions fascistes. Ceux qui ont accédé au rang des études supérieures se savent pertinemment perdus, en regagnant la froideur des rues munis de leurs diplômes, ces certificats qui arborent le naufrage spirituel généré par les assassins de la pensée algérienne.
La démocratie, ce vieux terme de tous les malaises, interprété par certains comme droit des uns à exploiter les autres, d’une part, et le suaire où sont ensevelies les béatitudes de ce peuple, d’autre part. Une sèche prolixité s’étend alors du rivage du pays jusqu’aux frontières du désert, des joutes oratoires s’élèvent entre nos partis, dont la prolifération démontre bien le rabais du niveau de la politique, ce qui a concouru à approfondir la morosité de la crise algérienne. Les représentants élus de chaque parti, à savoir les maires, les députés sont entrés en lice à la recherche du confort dans les salons royaux de l’Etat et les luxueux hôtels, où la problématique algérienne demeure fardée d’opaques solutions qui portent les prémices d’un déchirement, dont le tribut est payé par d’incommensurables âmes, tout en ayant le courage de disputer leur vilain salaire au grand dam de ces milliers de mendiants de l’Algérie oligarchique.
Ce qui est promis, lors des campagnes électorales, n’est qu’une épreuve de séduction pour envoûter les naïfs citoyens par le charmant mensonge, en usant de toutes les potentialités démagogiques possibles pour regagner la famille féodale du régime, censée être démocrate. L’arabisation, cet épineux objet de discorde, demeure le nœud le plus tordu. Cette mesure, anciennement appliquée, tend à expliquer les intentions à la fois malicieuses et archaïques d’un pouvoir voulant la métamorphose de son Etat pour garantir le sommeil des revendications sous l’emprise de la violence et l’effet hypnotique de la religion. Une longue apathie est vécue, en imposant aux écoliers des programmes assez confus émanant d’une culture importée de l’Orient, qui porte tous les critères rudimentaires des périodes antiques en voie de disparition et des déchets d’une civilisation subtilisés de l’Occident noyés dans un amalgame de connaissances sans repères, pour assener un coup continuel à l’ancestral patrimoine du pays qu’est l’amazighité.
Ce grandiose trésor de nos aïeux est vendu à l’encan. Cette relique est mise, par nos partis, entre l’enclume de la convoitise et le marteau des conflits fraternels, en usant de cet acquis pour justifier leur soif du pouvoir et dissimuler leur sinistre complexe de la chaise. Les manipulations et la connivence de l’un ainsi que la fausse vision de l’autre ont fini par nous retrouver sur les chemins qui montent vers la colline oubliée, où les chercheurs de vérité sont hélas consumés.
Cet humble et franc regard d’un instituteur sur l’actualité algérienne fait partie de cet ensemble de cris qui portent atteinte au mépris de l’humanité. L’injustice, la dénégation identitaire, le système éducatif sont l’objet de mon récit. J’aspire à tout ce qui est beau, qu’il soit réparti dans chaque cœur de mes frères, dans chaque maison de cette partie. J’espère, et l’espoir est mon dernier recours, que l’injustice cesse de réduire l’énergie de notre esprit patriotique, que les forces de chacun se réunissent dans un sens unique pour recouvrer le fil grégaire de notre fraternité qui reboutera les fractures de nos ennemis.
Rachid Chekri, écrivain et enseignant.