Doxa de feu
Encore une fois, le ciel s’est mis à sangloter. Car au moment où un jeune succombait à une immolation par le feu, d’autres, plus jeunes encore, se jetaient à la mer. Pour une immolation par l’eau. Ces harraga qu’on désigne précisément par un mot de combustion. Le mot harga signifie brûlure, le harrag brûleur et le brûlé mahroug. Dans tous les cas on est dans l’éclipse par l’embrûlement. Immolation par le feu ou immolation par l’eau, toutes les deux consacrent l’embrasement. Une forme de ritualisation du sacrifice par l’enflammement. Un sacrifice de soi pour interpeller autrui. Un sacrifice individuel pour alerter le groupe. Un sacrifice d’un être seul pour ameuter la société entière. Qui se bouche hermétiquement les oreilles. Et la conscience. L’immolation par le feu, qui est considérée socialement comme une atteinte à la vie s’est banalisée à mort. Pourtant religieusement interdite. Car elle entame la sacralité réservée au domaine du divin. Considérée comme atteinte à la double sacralité de la vie et à celle de l’enveloppe corporelle. Seul le ciel est censé décider de la vie sur terre. Décider de tout. Des maladies, de la mort et même de la fin d’une pandémie planétaire. Le céleste surdétermine le terrestre. Selon les incurables radoteurs. Mais paradoxalement, l’immolation par le feu ou par l’eau se réduit à la profération de quelques pâteuses onomatopées par d’indécrottables ressasseurs. En guise de religieuse admonestation. Puis plus rien. Les deux rites sacrificiels transmettent, pourtant, un message aux autres. Des signaux symboliques. Comme relation existentielle au monde. Comme des sollicitations symboliques de la mort dans une quête de possibles. Les possibles du vivre. La peau, cramée par un feu désordonné ou jetée dans les bras de vagues déchaînées, devient l’unique recours pour une réinsertion dans le lien de la vie. Il ne s’agit donc pas d’une volonté de mourir, mais bien de la volonté de souligner la valeur d’exister. Et le bonheur de vivre. La devise des harraga (brûleurs) et des mahrougine (brûlés) est : Yakoulni el hout ou mayakoulinich eddoud (je préfère être mangé par les poissons mais pas par les vers) ou bien Takoulni ennar ou mayakoulnich eddoud (je préfère être mangé par le feu mais pas par les vers). Dans les deux cas, c’est le refus d’être jetés en pâture aux vers. Les vers dans toute leur lugubre matérialité. Mais aussi et surtout, dans toute leur dimension symbolique et métaphorique, c’est-à-dire les vers de l’ennui, les vers du dénuement, les vers d’un régime pourri, les vers d’un pouvoir corrompu et les vers de la déchéance sociale. Les vers qui poussent au départ. Par les flammes ou par les vagues. Le mythe du départ par le feu ou par l’eau se fait rite. Rite de fabrication du sens qui ne trouve souvent sa réelle signifiance qu’après le passage à l’acte ou son aboutissement. Arriver à ses fins et non à sa fin. Ce jeu avec la mort étant plutôt une tentative de rappel de la vie. De rappel à la vie. La vie qui a perdu son sens dans ces pays dépecés et désossés par des engeances effrontées. Ayant pour seule vocation d’amasser de façon éhontée. De piller sans vergogne. En saignant la peau du pays. En lacérant la peau des vivants. Et en jetant les peaux des paumés dans le creux des vagues ou dans le tourbillon des flammes. Tout en se foutant éperdument de leur recours final à la mort comme signe du vouloir-vivre. Ces corps malmenés par l’eau ou par le feu, deviennent ainsi le lieu de toutes les quêtes. Mais aussi l’ultime moyen de reprendre possession d’un vouloir-vivre. Exprimé en guise de protestation. Et en cri d’indignation. Devant tant de provocations et d’humiliations. Devant tant de déni de la vie. Qui pousse à se jeter dans les bras agités des vagues ou dans la gueule embrasée des flammes. L’immolation par l’eau ou par le feu sont sœurs jumelles. Elles plongent des destinées frêles au cœur de l’incandescence. Brûlante ou glaciale. Peu importe. Et ni l’interdit religieux criard, ni la morale sourde et aveugle, n’arrêtent ce saut vers l’inconnu. Cette morale religieuse qui les broie au nom de règles dont la particularité est de n’en avoir aucune. Pressés jusqu’au dernier zeste de vie. Ils ne tiennent plus. Ils ne peuvent plus. Ils étreignent le néant pour se soustraire au vide. Ils tournent le dos à la vie de trop l’aimer. Ni la loi, ni le froid ni même l’émoi des êtres chers ne les fait hésiter. Ils préfèrent tous partir avec un peu de dignité. Au lieu d’être livrés irrévocablement à une mortifiante vacuité. À la féroce impudence des cerbères arborant cyniquement l’emblème de l’impunité. Tous ces enfants qui s’engouffrent dans l’abîme de l’incertain ont un rêve. Le seul. Le même. Vivre. N’importe où, n’importe comment. Mais vivre. Loin des journées sans quotidienneté. Loin du zombretto qui tord effroyablement les boyaux et étrangle la lucidité. Loin de la colle qui déglingue irrémédiablement le cerveau. Loin du pays qui leur tourne indignement le dos. Loin de tous ces adultes frelatés. Occupés à compter, à démembrer, à amasser, à ramasser et à inventer la poudre. D’escampette. Car chacun a la partance qu’il peut. Les uns en première classe, les autres au fond d’une cale obscure. Ou alors sur un radeau médusé. Quand ce n’est pas sur le dos remuant de flammes précipitamment embrasées. Ils partent car personne ne leur a jeté un regard. Ouvert un bras. Tendu une oreille. Ou une main. Ni même un doigt. Tous ces enfants préfèrent étreindre l’horizon en chaussant promptement des vagues déchaînées. Ou en s’habillant instantanément de flammes consternées. Ils tirent leur irrévérence. Sans clauses et sans gloses. Comme on tire un rideau épais sur une lucarne déjà close.