L’Algérie : Mémoires et enjeux

Les jeux de la mémoire auxquels fait face l’Algérie depuis 1962, date charnière dans son histoire annonçant son indépendance, jusqu’à l’époque récente, nous ont emmené à réfléchir ici sur une problématique qui continue à susciter des passions et des débats, parfois houleux. Depuis le déclenchement du mouvement populaire du 22 février 2019, nous avons assisté à l’intrusion de la mémoire collective dans l’espace sociétal à travers la réapparition de récits et de figures révolutionnaires ayant marqué l’Histoire de la période coloniale qu’a connue le pays.  

Avant d’aller dans le vif du sujet, rappelons d’abord quelques définitions élaborées par des philosophes  qui se sont penchés sur la question de la mémoire. P .Ricœur (1913-2005) estime, dans son ouvrage La Mémoire, l’Histoire et l’Oubli[1] que « la mémoire collective n’est pas une mémoire mais un discours évoluant dans l’espace public. Ce discours reflète l’image qu’une société, ou un groupe à l’intérieur de la société, voudraient donner d’eux-mêmes »[2] .

En partant de cette assertion, je tenterai de développer ici une réflexion sur la mémoire comme discours qui pourrait servir une cause ou une idéologie. Le cas de l’Algérie, un pays aux prises avec les démons du passé, m’interpelle, car, d’abord, je suis Algérien et  j’y vis ; mais surtout pour la richesse de la matière mémorielle qu’offre pour l’analyse et la réflexion ce pays dont l’Histoire tumultueuse reste marquée par un passé fait de conquêtes coloniales et d’invasions qui ont laissé des traces , mais aussi suscité des résistances qui ont fini par produire des mythes et des récits nationaux, sur lesquels tente de se construire une nation en devenir.

Le pouvoir de la mémoire

Les récents événements politiques qu’a connus le pays, c’est-à-dire depuis la révolution –osons le mot ! – du 22 février, tant  riches en matière de faits mémoriaux, ne peuvent pas nous laisser indifférent. Nous avons assisté à un « retour du passé»  ; la réapparition et la présence forte, à travers des pancartes et des banderoles, des figures historiques comme Abane Ramdane, Ben M’hidi, Amirouche, pour ne citer que ces derniers, et des dates historiques comme celle du 20 aout 1956 – date symbolisant l’organisation du congrès de la Soummam où deux principes essentiels ont été défendus par les congressistes : la primauté de l’intérieur sur l’extérieur et la primauté du politique sur le militaire ; et la présence dans les marches de la révolutionnaire Djamila Bouhired – figure historique de la résistance contre le colonialisme –, qui a soutenu  le hirak, témoignent de la réappropriation de la mémoire par le mouvement populaire.

Cela étant dit, cet épisode historique où l’on a assisté au « retour de l’Histoire », pour reprendre l’expression de Benjamin Stora, est un signe révélateur du pouvoir de la mémoire et de sa capacité à fédérer et à mobiliser les foules dont l’imaginaire reste, malgré le temps passé, travaillé par des «  traces mnésiques ». Néanmoins, parallèlement à cette mémoire populaire, l’on a assisté durant ces marches du vendredi, caractérisées par des slogans antisystème, à  d’autres figures historiques et des slogans politiques qui ont surgi, d’une manière marginale mais significative ; nous pouvons rappeler ici le slogan  novembaria –badissia et des banderoles où l’on voit le nom de Ben Badis, que d’aucuns imputent au pouvoir en place. Ces symboles et référents historiques condensés dans l’expression « badissia-novembaria » pourraient être inscrits dans le registre de « la mémoire officielle », que l’historiographie officielle cultive. Ce sont des signes qui renvoient à une idéologie (officielle) qui avance masquée ; ils nous renseignent sur les enjeux de la mémoire dans une société qui se cherche encore.

Mémoire populaire/Mémoire officielle 

Cette « concurrence »  des mémoires à laquelle fait face le pays ces derniers mois, que ce soit dans les marches du vendredi ou sur le réseau sociaux, nous emmène à soutenir que deux mémoires s’affrontent : celle du mouvement populaire et celle de l’historiographie officielle. Celle-ci, on l’a remarqué à travers les discours officiels, les médias et les gestes symboliques – la commémoration du 1 novembre et l’inauguration de la mosquée d’Alger coïncidant avec cette date symbolique –  semble tenter de proposer  un récit national où la date du premier novembre et la figure du réformateur Ben Badis constitueront les repères sur lesquels s’appuiera la nation algérienne.

Par ailleurs, la célébration de la date du 20 août 1956, un repère historique auquel se réfèrent les hirakistes pour revendiquer un état civil où la justice aura sa place dans la nouvelle république à laquelle on aspire, et le brandissement des pancartes où l’on peut voir les figures révolutionnaires, tels que Abane, Ben Mhidi, Ali la pointe et Amirouche, pourrait être interprété, en reprenant le mot de Ricœur, comme une dette que les manifestants ont à l’égard de ces derniers : « L’idée de dette est inséparable de celle d’héritage. Nous sommes redevables à ceux qui nous ont précédés d’une part de ce que nous sommes. Le devoir de mémoire ne se borne pas à garder la trace matérielle scripturaire ou autre, des faits révolus, mais entretient à l’égard de ces autres dont nous dirons plus loin qu’ils ne sont plus mais qu’ils ont étés. Payer la dette, dirons –nous, mais aussi soumettre l’héritage à inventaire »[3].

Ceci étant dit, ce qu’est condamnable dans la mémoire que tente de dicter le discours officiel, pour parler comme P. Ricœur, ce n’est pas l’oubli en soi, mais le fait de s’arroger  le droit  d’imposer une mémoire au détriment d’’une autre. Notons aussi, et selon l’anthropologue Tzvettan Todorov, ce qui est dangereux dans la question de la mémoire, c’est de vouloir, après l’avoir reconnue, utiliser celle-ci pour des fins politiques immédiates : « ( …) On pourrait désigner par cette expression un peu irrévérencieuse un troisième stade de la vie du passé dans le présent, qui est son instrumentalisation en vue d’objectifs actuels. Après avoir été reconnu et interprété, le passé sera maintenant utilisé. C’est ainsi que procèdent les personnes privées qui mettent le passé au service de leurs besoins présents, mais aussi les politiciens, qui rappellent des faits passés pour atteindre des objectifs nouveaux »[4].

Dans cet ordre d’idées, l’on constate aussi, en ce qui concerne la mémoire que véhicule l’État à travers ses relais, notamment la télévision nationale,  que, souvent,  le traitement de la question mémorielle se fait à travers la commémoration, qu’on doit distinguer de la mémoration ; le premier, selon T. Todorov, permet à simplifier les faits historiques en se servant du passé pour le présent ; tandis que le second consiste dans la recherche de vérité historique. En Algérie, eu égard aux différentes commémorations qui meublent la période allant de 1962 jusqu’à aujourd’hui, nous sommes tentés de dire que l’acte commémoratif  a pris le dessus sur l’acte mémoratif. Ce dont a besoin le pays aujourd’hui, c’est de se remémorer ; cela lui permettra de combler le déficit de mémoire dont souffre la société. En un mot : « Remémoration : tentative pour appréhender le passé dans sa vérité. Commémoration : adaptation du passé aux besoins du présent »[5].

Nous concluons notre réflexion en insistant sur l’idée consistant à dire  que le fait mémoriel reste un enjeu capital dans une société qui n’a pas encore complété son récit national ; dans tout pays, que ce soit dans une démocratie ou une dictature, la question  mémorielle reste un enjeu éminemment politique. Et avoir la main sur la mémoire, c’est détenir le pouvoir. Tous les systèmes politiques dans le monde – démocratique ou dictatorial –  tentent de « maitriser le passé », mais cela est porteur de risques lorsque l’on procède à la manipulation de ce dernier ; en ce sens, nous dirons avec Todorov, « les enjeux de la mémoire, sont trop grands pour être laissés à l’enthousiasme et à la colère »[6].


[1] Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, L’Oubli, Paris, Seuil, 2005.

[2] Paul Ricoeur,op.cit.,p.95.

[3]Paul Ricoeur, op.cit .,p .108.

[4] Tzvettan Todorov, Mémoire  du mal, Tentation du bien : Enquête sur le siècle Paris, Robert Lafont, 2000, p.92.

[5] Tzvettan Todorov, op.cit.,p .95.

[6] Tzvettan Todorov, Les abus de la mémoire, Aléas,1995.p .14 .

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