Facebook sniper
Les yeux plissés, les lèvres frémissantes, il ne lâche pas sa cible du regard. Une goutte de sueur perle sur son front, mais il ne se laisse pas distraire ou presque. Le geste vif, il l’essuie du revers de la main et reprend aussitôt sa posture.
Il guette le bon moment pour tirer et à atteindre sa cible là où ça fait mal. Ses deux mains figées quelques centimètres au-dessus du clavier tremblent légèrement. Il doit faire le commentaire qui tue, quelque chose qui pourrait faire tomber en flammes le prétentieux auteur du texte qui s’affiche sur son écran d’ordinateur. Il faut faire vite avant que quelqu’un ne fasse un commentaire positif.
Il trouve enfin une idée, bloque sa respiration et pianote rapidement sur son clavier. « Ce sont des gens comme toi qui ont mené le pays à la faillite », écrit-il en guise de commentaire au-dessous du lien fraîchement partagé sur Facebook. Il appuie sur la touche « Entrée » puis lâche un soupire de soulagement.
Notre tireur d’élite n’a pourtant pas lu l’article. A peine a-t-il lu le titre et peut-être le chapeau. De l’autre côté, derrière son écran, l’auteur est estomaqué. Il ne voit pas le lien entre le commentaire et son texte, il aurait aimé voir un argument pour pouvoir répondre. Il s’interroge sur la raison pour laquelle l’autre l’a attaqué personnellement. Il ne comprend pas. Le commentateur non plus ne comprend pas. Il ne comprend pas le texte qu’il n’a évidemment pas lu ou qu’il a seulement survolé, dans le meilleur des cas. Mais il est satisfait. Il a accompli sa mission. Il vient de répondre à un docteur en sociologie, auteur d’une douzaine d’ouvrages et qui a des centaines d’heures de conférences au compteur. En seulement quelques mots, il lui a fermé sa « grande gueule », lui faisant passer l’envie de lire les autres commentaires. Certains d’entre eux sont très pertinents, pourtant. Deux ou trois sont même susceptibles d’élever le niveau du débat. Quelques-uns encore sont flatteurs et peuvent encourager notre docteur à faire encore d’autres textes pour le grand public. Mais il ne les verra pas. Il ne les lira pas. Il redoute de tomber sur des commentaires insultants. Il se dit qu’il ferait mieux de ne plus s’adresser au grand public et d’intervenir, plutôt, dans une revue spécialisée ou d’exposer ses idées dans un livre loin de la bousculade des réseaux sociaux.
Il n’aura plus envie non plus de partager son texte avec ses proches pour éviter qu’ils ne tombent sur des commentaires inexplicablement agressifs.
Notre « sniper » lui, n’est pas un troll payé par un organisme obscur pour faire dévier le débat ou pour détourner l’attention des commentateurs. Lui, il fait ça gratuitement… Il aime critiquer et il bénit chaque jour les réseaux sociaux qui lui permettent d’exercer son hobby. Mais quelque chose d’un peu plus profond explique son comportement.
En bon sociologue, notre docteur finit par comprendre ce qui motive le « sniper » de Facebook. Pour l’universitaire, le commentateur en question agit « à partir d’un sentiment d’aliénation dû à la menace opposée à son égo par une société en constante mutation »… Bon, c’est vrai qu’il est énervant, le sociologue avec sa terminologie. Essayons de dire les choses simplement : Le commentaire n’est pas dirigé contre l’auteur, ni contre le contenu de son texte. C’est du commentateur et uniquement de lui qu’il s’agit. En s’exprimant sur son réseau social, il existe. Peu importe si ce qu’il dit est pertinent ou pas, s’il est en rapport avec le sujet ou s’il est complètement à côté de plaque. Le plus important c’est de faire un commentaire. Au diable l’argumentation. « Je commente, donc je suis ».
Evidemment, et le rappel est toujours bon, cette explication n’englobe que les internautes faisant des commentaires agressifs en réaction à un texte qu’ils n’ont pas compris et ceux qui se contentent d’une simple critique sans argumenter. Une précision qui m’évitera quelques commentaires peu amicaux.
Notre sociologue s’est rappelé aussi cet autre commentateur qui, pas du tout intéressé par le sujet objet de la publication, lui a reproché de ne pas écrire en arabe. Le commentaire est écrit en Darija par un facbooker portant un pseudo écrit en caractères latins. Le docteur qui manie la langue arabe avec beaucoup d’aisance ne s’attendait pas à ce genre de remarque. Evidemment, qu’il aurait pu écrire en arabe, lui qui anime des conférences aussi bien dans la langue de Molière que dans celle d’Al Moutanabbi. Mais à quoi cela sert-il d’écrire en arabe pour un public francophone ou d’écrire en français pour un public arabophone ?
Le sociologue y voit là aussi la tentative d’un autre sniper d’émerger sur les flots des réseaux sociaux. Il soupçonne aussi que certains commentateurs comprennent parfaitement tout ce qu’ils lisent mais font exprès de placer des commentaires acerbes. Ceux-là sont juste méchants.
Le docteur se rend compte, enfin, que les réseaux sociaux ne sont pas le meilleur espace pour traiter de questions pointues. Désormais, il n’y fera plus que quelques incursions et toujours sans lire les commentaires, quitte à rater ceux écrits par de brillants intervenants. Oui, ça existe.
En revanche, notre sniper, lui, ne changera pas. Il continuera à placer ses commentaires là où il veut. En ce moment, quelque chose en particulier l’énerve. Un article écrit par un journaliste qui parle justement des gens qui font des commentaires hors sujet et sans aucun argument. Il y est question d’un sociologue critiqué par un commentateur qui n’a même pas lu son texte.
Les yeux plissés, les lèvres frémissantes, il lit le titre et le chapeau du texte partagé sur Facebook et finit par lâcher son commentaire. « C’est ce qu’on appelle parler pour ne rien dire. Change de sujet ou alors change de métier », écrit-il. Sans argument, mais net, précis et méchant.
L’idée est bonne mais le style n’y est pas du tout. Si c’est ça le niveau d’un sociologue maintenant, alors je comprends bien qu’on lui en mette plein la patate.
Un sniper 😉